Photo: Manifestation pacifique au Manipur pour alerter sur les violences en cours (© ANSA)
Les « Tête-à-tête » de l’Observatoire des droits de la personne sont des entretiens avec des personnes travaillant de près ou de loin dans le domaine des droits humains. Des questions-réponses qui nous apportent des données précieuses dans le monde académique francophone canadien avec un regard sur les enjeux liés aux droits de la personne à travers le monde ! Pour cet épisode, nous accueillons David Vauclair, diplômé de McGill et de Sciences Po, est professeur et spécialiste de géopolitique et d’histoire contemporaine. Egalement, David Vauclair fut anciennement directeur de l’Institut Libre des Études en Relations Internationales et Sciences Politiques (ILERI). De plus, il est l’auteur du livre Géopolitique des religions et des spiritualités, paru aux éditions Eyrolles. Aujourd’hui, Monsieur Vauclair est Directeur des Conférences au sein du groupe Compétences & Développement.
Comment percevez-vous l’interaction entre les dynamiques religieuses et les enjeux géopolitiques en Indo-pacifique, en particulier en Inde ?
Comment est-ce qu’on perçoit les enjeux religieux ? On les perçoit de différentes manières, on les perçoit par la société et par l’action des gouvernements. On les perçoit par la société parce que les sociétés en indo-pacifique vont toutes interagir et elles sont toutes très, fermement et beaucoup plus que dans les sociétés occidentales, religieuses. Ce qui signifie que quand vous voyez des interactions sociales, des mouvements sociaux, des discussions qui vont avoir lieu dans la société de chacun de ces États et aussi entre les États, vous allez avoir avec régularité des questions religieuses qui vont se poser.
À la fois des questions religieuses, à savoir quel est le point moral à suivre, quelle est la ligne directrice qui donc serait opérative pour nous pour n’importe quelle forme de sujet, mais aussi dans les interactions inter ou intracommunautaires, donc à l’intérieur même des communautés. Qu’est-ce qu’on fait par rapport à la Foi que nous avons et que nous suivons, et puis au rythme que nous poursuivons et puis que nous appliquons ? Aussi, de manière intercommunautaire, donc comment je fais par rapport à une communauté qui est souvent ethniquement et religieusement différente de la mienne, par rapport à un but commun qui serait le but de l’État ?
On suit effectivement cette question religieuse au travers des sociétés, donc d’une manière en tant que sociologue ou anthropologue, et puis également, on suit cela au niveau gouvernemental. Alors les politiques gouvernementales, elles sont de manière générale moindrement religieuses parce que la plupart des gouvernements ont des actions et une logique qui est plutôt dans un mode opératoire qui est réaliste. On essaie de voir le monde tel qu’il est et la question religieuse, elle ne vient qu’ensuite.
Cela étant dit, on peut constater que la question religieuse va avoir des motivations pour le gouvernement, que ce soit en réaction par rapport à des mouvements sociaux : on peut penser par exemple au Myanmar, que ce soit par rapport à, finalement, des oppositions à l’intérieur du pays, on peut penser aux Philippines ou à la Thaïlande par rapport aux minorités donc terroristes. Puisque vous vouliez parler de l’Inde où depuis sa prise de pouvoir, le Premier ministre, Monsieur Modi, a mis en place donc un ensemble de politiques qui, à la fois de manière interne et en même temps de manière externe, vont essayer de mettre en avant des valeurs et des qualités qui sont une représentation d’une politique finalement liée à une philosophie hindouiste. C’est une première dans l’histoire de l’Inde contemporaine, puisque comme vous le savez depuis sa fondation, Nehru, Gandhi, ont voulu une Inde qui était une Inde donc sécularisée, une Inde laïque si vous voulez, la constitution indienne quoi, que faisant référence à l’hindouisme, donc se veut laïque, et ça n’est plus le cas donc depuis la prise de pouvoir de Monsieur Modi, qui lui préfèrent une Inde hindouiste.
Il y a une forme d’hindouisation des politiques et des décisions de l’Inde, même si elle est sans doute, cette hindouisation, plus modérée que souhaitée par son parti. En effet, il doit aussi composer avec à la fois la diversité de la population indienne d’une part, la constitution et le droit indien d’autre part, et puis enfin donc un rapport international où ce genre de décision, qui serait donc d’amener du religieux, sera pris avec disons beaucoup de précaution, par l’ensemble des acteurs internationaux.
Justement, sur ce point, quel est le rôle historique et contemporain des diverses religions en Inde dans la formation sur l’identité nationale de sa politique étrangère ?
Alors, au niveau de sa politique étrangère, on ne peut pas vraiment dire que l’Inde ait un impact qui soit très fortement religieux. On peut faire remarquer l’importance de l’islam en Inde, puisque le rayonnement de l’islam vers, justement la zone indo-pacifique, s’est faite par le commerce et par les voies océaniques qui ont mené, assez naturellement, les marchands indiens ou musulmans — alors musulmans — vers les côtes donc de pays de l’Asie du Sud-est, notamment la Malaisie et l’Indonésie, donc un processus de conversion, qui a été un processus de conversion par l’exemple et puis par les échanges marchands.
Parallèlement, l’Inde elle-même a été, enfin ce n’est pas une politique officielle, disons d’un gouvernement indien, ça s’est fait, disons beaucoup plus naturellement que cela. L’Inde elle-même, au niveau de ses rapports avec le religieux, a toujours été un pays extrêmement intéressant parce qu’à la fois, un pays qui s’est retrouvé donc conquis et donc en interaction et en opposition constante avec l’islam, face à une majorité qui a toujours été hindouiste, et disons, beaucoup plus syncrétique et accueillante, on va dire, qu’ailleurs.
Donc vous allez avoir notamment la volonté d’un gouvernement qui aujourd’hui se retrouve un petit peu à l’encontre d’une histoire qui est, disons, beaucoup plus variée, beaucoup plus diverse, beaucoup plus multiculturelle finalement, multireligieuses que ce qu’elle veut bien le montrer.
Un point intéressant, c’est toujours de voir l’enseignement de l’histoire. Alors, on peut voir qu’effectivement depuis maintenant dix ans, l’Inde tente à essayer de mettre en place une histoire, qui soit une histoire presque exclusivement hindoue, en dehors de la période coloniale britannique, mais qui ne correspond pas, ou moins, à finalement la variété des dirigeants qui ont pu, sur ce grand territoire indien qui n’a trouvé son unité que par la colonisation britannique, réussir à être ce qu’elle est aujourd’hui.
Également, il ne faut pas oublier, notamment dans son opposition classique depuis 1947 contre le Pakistan, ou les Pakistan, puisque donc entre celui de l’Est et de l’Ouest, il y en a un qui est devenu le Bangladesh. Il ne faut pas oublier non plus qu’au départ, c’était un ensemble qui était un ensemble commun, géré donc par des Britanniques qui étaient donc anglicans, comme ils le sont toujours aujourd’hui. Là-dessus, on a effectivement une interaction, si vous voulez, qui n’est pas évidente de résumer.
L’Inde s’est construite, donc petit à petit et par à-coups. Elle n’a jamais été ce qu’elle est aujourd’hui jusqu’à la colonisation, et c’est finalement la décolonisation qui a mis en place les frontières que nous connaissons, et qui a finalement stratifié les problèmes auxquels elles se retrouvent confrontées aujourd’hui. À la fois, parce que la volonté de Nehru et Gandhi était de faire vivre une Inde aussi multiculturelle et multireligieuse que possible, et qu’en même temps, ça n’était pas la volonté de Gina, fondateur donc du Pakistan (même si ensuite le Pakistan est devenu Pakistan et Bangladesh).
On a, à partir de ce moment-là, le début d’une conversation qui, au départ, était essentiellement une conversation sur le partage du pouvoir, et qui correspondait beaucoup plus à des questions politiques et économiques que véritablement des questions religieuses, mais qui petit à petit s’est incarnée dans une réalité religieuse. Puisqu’au Pakistan, l’essentiel, la quasi-totalité des habitants, se retrouve à la fois ethniquement et religieusement dans une identité commune qui est musulmane.
Alors qu’en Inde, la réalité, avant d’être religieuse, est beaucoup plus le partage d’un objectif commun et d’une indianité, qui est difficile à résumer jusqu’à l’arrivée de Monsieur Modi, qui lui alors a voulu une indianité qui soit aussi une hindouïté. C’est là où on voit une transformation, qui est une transformation importante, puisque c’est à partir du moment où il prend le pouvoir que vous avez, au niveau international, une volonté d’une représentation de l’Inde qui soit plus que l’Inde, mais qui est aussi une Inde hindoue. Avec une proposition qui finalement a été acceptée, par exemple, de mettre en avant aux Nations Unies des fêtes hindoues, donc liées aux calendriers et aux grands événements qui scande l’année indienne. Il y a également une philosophie, une stratégie hindouiste qui s’appelle l’Hindutva et que Monsieur Modi a prônée, poussée, mise en avant et que l’on entend désormais dans un certain nombre de grands discours qui ont pu être donnés par ses différents représentants, en particulier son ministre des affaires étrangères.
Pour autant, cette idée hindouiste est une idée finalement plutôt récente au niveau international, même si elle a accompagné, bien sûr, les heures et difficultés de son indépendance, puisque très vite, les oppositions entre Pakistan et Inde se sont aussi beaucoup résumées à une position entre, disons, habitants de ce sous-continent hindouiste et habitants de ce sous-continent musulman. On trouve quand même en Inde, la plus grande minorité musulmane du monde.
Photo : « Hindouiser toute la politique et militariser l’hindouisme » est l’un des slogans les plus connus de Savarkar. (© Getty Images)
Comment donc la montée d’une politique antimusulmane a-t-elle influencé les relations interreligieuses et les politiques intérieures de l’Inde ?
Alors, loin de moi l’idée de jouer les avocats du diable, mais je ne sais pas si Monsieur Modi considérerait sa politique comme « anti » quoi que ce soit, ou antimusulmane, mais beaucoup plus comme prohindou. C’est cette idée d’« être pour quelque chose », s’il va que vous êtes forcément opposé à ce qui n’est pas vous. Alors ensuite, comme beaucoup d’actions qui vont être, disons, contre d’autres religions, en particulier contre les musulmans, il va y avoir beaucoup d’acteurs, beaucoup d’analystes, qui vont estimer que c’est une politique « anti », et voir une politique raciste ou une politique, disons d’opposition. Je crois, et bon, loin de moi l’idée de défendre le gouvernement indien, mais je crois que le gouvernement indien, lui, se perçoit plus comme favorable à la mise en avant de qualité et d’un mode de pensée qui soit hindoue, qu’en opposition ou ayant comme volonté de supprimer ou d’empêcher les musulmans indiens, d’être des musulmans indiens.
Je pense qu’il y a deux questions difficiles auxquelles je ne suis peut-être pas forcément plus habilité pour pouvoir y répondre. La première, c’est la manière dont la minorité musulmane, et il s’agit quand même de facilement 150 à 200 millions de personnes, on ne parle pas d’une toute petite communauté. Alors la manière dont cette communauté musulmane est traitée en Inde est pour le moment, au niveau de ses droits civiques, elle est traitée de manière équivalente à n’importe quel citoyen. Maintenant, il y a de plus en plus de difficultés par rapport à certains États dans l’Inde, et il y a de plus en plus de difficultés par rapport à certains groupes, avec parfois des formes de pogroms antimusulmans qui peuvent avoir lieu. Est-ce que c’est, finalement, représentatif de ce que veut l’État ? Alors Modi, lui dit non, beaucoup de ses opposants disent oui. Où se trouve la réalité ? Bien je ne sais pas. En-tout-cas, dans une ambiguïté évidente du gouvernement.
Pour autant, est-ce qu’il y a une volonté, c’est difficile pour moi de pouvoir décider là juste comme ça et de pouvoir les dicter. Il y a une ambiguïté, qui est une ambiguïté forte, et qui surtout est poussée par justement l’état d’opposition, l’état conflictuel que l’Inde peut avoir avec, en particulier un de ses voisins qui est le Pakistan. Parce qu’à partir de cette opposition, qui est aussi une des oppositions fondamentales qui construisent une nation, parce qu’on se construit en ayant des objets communs, mais aussi en ayant un ennemi commun ; cette opposition et bien entraîne l’idée pour beaucoup d’Indiens, que la minorité musulmane qui se trouve en son sein, peut être une forme de cinquième colonne, c’est-à-dire des agents du Pakistan.
La réalité est tout autre, mais le problème de ce genre de fantasme, c’est que ça amène souvent à des formes de prophétie autoréalisatrice. C’est-à-dire qu’à force de diaboliser ou à force de pousser les gens dans une forme de radicalisation, parce que vous les obligez en fait à réagir, et souvent, ils vont réagir un petit peu comme vous avez dit qu’ils réagiraient, et ça, c’est un problème qui est l’un des problèmes majeurs du sous-continent. Je crois que par rapport à votre question, on se retrouve avec finalement un raisonnement qui est complexe de suivre.
C’est la même chose qu’on trouvera au niveau de l’Inde. La difficulté qu’on aura, c’est de savoir, vous voyez, comment est-ce que vous vous placez, comment est-ce que vous dégagez un nom qui vous permet de pouvoir véritablement agir ? Est-ce que vous écoutez, finalement est-ce que vous donnez une crédibilité à la parole gouvernementale ou pas ? Si vous ne donnez pas une crédibilité à la parole gouvernementale, ça vous met dans une forme d’opposition qui n’est pas forcément évidente d’un point de vue diplomatique. Pour répondre à votre question, il faut savoir où est-ce que vous vous placez. Si vous vous placez d’un point de vue, qui est un point de vue, je dirai d’associations non gouvernementales ou effectivement de gens qui sont intéressés d’abord et avant tout par la question des droits humains, alors dans ces conditions, oui, on peut sans doute parler effectivement d’action antimusulmane, de rhétorique antimusulmane, c’est beaucoup, on peut parler finalement de problèmes liés à l’action du gouvernement. Si en revanche vous vous mettez dans un cadre, qui est plus économique ou plus politique, ça devient beaucoup plus compliqué parce que la parole du gouvernement est celle qui est officielle, et que le gouvernement aura plus tendance à parler, à la fois de la construction d’un espace national, et puis en même temps donc, une lutte contre les ennemis internes et externes, qui donc souhaitent s’opposer à la grandeur de l’Inde ou en tout cas à sa prospérité, à son harmonie et ça aussi tous les pays le font.
La grosse difficulté finalement, c’est de savoir où est-ce que vous voulez vous placer par rapport à ça et par rapport, finalement, à quel but ou quelle option ou quelle opinion. Après, en tant qu’intellectuel, on peut essayer d’aller vers le vrai, et donc en allant vers le vrai, on peut en tout cas parler, effectivement, donc d’une direction qui va vers, à mon avis, une idée antimusulmane. C’est pour moi plus une direction qu’un état de fait, parce que pour l’essentiel de la population musulmane en Inde, qui est donc vraiment nerveuse, la situation n’est pas ressentie, à ma connaissance, comme catastrophique ou problématique. D’autant plus que vous allez avoir de nombreux endroits où en fait les musulmans sont majoritaires et vivent, non seulement intégrés, mais actifs et très favorablement, je veux dire constructif, pour le succès de leur pays qui est l’Inde.
En prenant en compte certains politiques qui ont même appelé à lutter contre « les djihads de l’amour », justement pour empêcher la minorité musulmane d’avoir des enfants avec des hindous et autres. Comment les partis politiques et les acteurs religieux en Inde utilisent-ils la rhétorique religieuse pour façonner une politique publique et mobiliser l’opinion publique ? Sur quoi réellement se basent-ils pour façonner ce trajet de l’opinion publique ?
Je pense qu’une des difficultés majeures, mais je pense qu’une des difficultés majeures auquel on se trouve confronté dans n’importe quelle société, c’est toujours la généralisation, parce que vous allez avoir une multitude de cas qui vont être très différents. La difficulté supplémentaire avec l’Inde, c’est qu’il s’agit de la première population mondiale aujourd’hui avec plus d’un milliard quatre cents millions d’habitants. Vous avez une diversité qui est réellement phénoménale, et finalement vous allez avoir à l’intérieur de cette diversité une telle multitude de solutions évoquées qu’il est souvent difficile de pouvoir véritablement résumer l’ensemble à, je dirais, un ou deux grands préceptes.
Pour répondre à votre question, je dirai ceci. L’Inde travaille évidemment à son image et son espace national au travers de son éducation. Il va y avoir, de manière relativement continue, la question qui est donc de savoir comment est-ce qu’on construit cet espace, au travers de programmes qui mettent en avant une histoire commune, et peut-être que l’inquiétude que nous pouvons avoir en tant qu’observateur étranger, c’est de se dire qu’aujourd’hui cette éducation, en particulier de l’histoire de l’Inde, a tendance à atténuer, voire gommer, la place pourtant fondamentale qu’ont pu avoir les musulmans dans la construction, tant de l’Inde précoloniale, que depuis leur rôle dans la de l’Inde contemporaine, c’est le premier point.
La deuxième chose qui semble véritablement importante aussi, c’est la question médiatique. L’inconvénient est que si la réalité médiatique de l’Inde est que l’essentiel des médias suivi par les Indiens au niveau de la radio et au niveau de la télévision vont être des médias d’état, et particulièrement des médias qui offrent le plus souvent une manière de voir les choses, et donc de les analyser, qui correspond plus à la philosophie du gouvernement que, je dirais, celle plus nuancée ou plus tolérante de l’opposition ou de l’étranger. Ça aussi c’est un problème qui est un problème réel. Puis après, vous avez la situation internationale qui n’est pas très aidante, parce que vous avez à la fois les conflits continus et perpétuels avec le Pakistan, vous avez également les difficultés, notamment migratoires, face au Bangladesh, et puis vous avez un terrorisme international, qui en tout cas au niveau de ses actions les plus médiatisées, apparaît comme, avant toute autre chose musulman. Ça entraîne bien évidemment un mode de fonctionnement, de vision, d’interprétation qui évidemment dessert les musulmans qui se trouvent en Inde.
Ensuite, il y a dans toute société, je dirais, des questions qui vont être liées à une forme de sociologie de groupe. On peut remarquer plusieurs choses. L’aspect du fait de la vie sociale entraîne le plus souvent à travailler, interagir, se marier, dans des groupes qui sont des groupes relativement, disons, de système homogène, en tout cas, commun et habituel, que l’on retrouve autour de soi. Dans un milieu, qui est un milieu campagnard ou agricole, de village, les gens sortent en règle générale assez peu de leur milieu même, et la pression sociale tend à interdire la possibilité de mariage, à la fois interethnique, et interreligieux.
La question qui va se poser, c’est l’organisation de l’Inde qui mène aujourd’hui à avoir une population indienne, qui est donc de plus en plus fortement majoritairement urbaine, et cet urbanisme tend à faire tomber un certain nombre de règles traditionnelles. Alors, quand ces règles traditionnelles tombent, l’idée est qu’on va s’appuyer souvent sur des règles religieuses et ces règles religieuses vont avoir un impact évident quant à savoir, comment seront éduqués les enfants de couple mixte. Quand on regarde l’Inde, on se retrouve avec une société, qui est une société plus religieuse que chez nous, ce qui signifie que le plus souvent, il va y avoir une importance de savoir, parce que la société reste plutôt patriarcale, quelle est la religion du mari, et il va y avoir un tabou assez fort dans les communautés religieuses, que de voir ces femmes aller avec un mari qui n’est pas de leur religion. Puisque le plus souvent ça va signifier que les enfants vont plutôt suivre la religion du mari que celle de l’épouse, et ça, bien évidemment dans ce cadre-là, bien ça peut être un tabou très fort qui peut entraîner soit des expulsions sociales, soit parfois ça peut aller jusqu’au meurtre.
Justement sur ce point-là, quels sont les défis actuels auxquels sont confrontées les minorités religieuses en Inde et comment ces défis affectent-ils donc la cohésion sociale et la gouvernance ?
Photo : (© Debarchan Chatterjee/Nur via Getty Images)
Alors, de quelle minorité on parle ? Parce que si vous parlez, vous voyez, il y a par exemple une minorité qui va être suivie depuis très très longtemps en Inde, et depuis le départ en fait, qui est au niveau des castes, la minorité donc des intouchables, ou des hors-caste, enfin des dalits si vous préférez. Cette minorité-là, elle va être très largement suivie et, somme toute quelque part, protégée par le gouvernement, avec systèmes de quotas notamment, pour essayer de remédier aux inégalités et à la pauvreté auxquels l’essentiel de cette population fait face.
Il va y avoir aussi des causes par rapport à une partie de la population, qui n’est pas minoritaire, mais est malgré tout considérée comme une minorité, qui est la place des femmes, avec à la fois des questions liées à la nécessité de politiques plus féministes, ce ou quoi le gouvernement est assez peu sensible. Enfin, il y a un mouvement social et un mouvement populaire qui est assez fort, il y a de très forts mouvements par rapport aux violences sexuelles, viols, donc où là vous allez avoir justement par rapport aux questions de viol récurrent, une médiatisation qui va être une médiatisation importante et une volonté de transformation. Puis, je pense aussi, quand on le perçoit en tout cas, une forme de ras-le-bol de la société, avec aussi les revendications d’une action de la justice qui soit plus rapide et plus sévère par rapport aux violeurs qui seraient donc pris et condamnés. Puis, d’un point de vue social si un violeur est pris « en action », habituellement ça s’achève, au mieux, à l’hôpital pour lui, ce qui n’est pas forcément le cas dans tout pays. Il est vraiment très notable de voir qu’il y a là une question problématique fondamentale pour la société indienne en ce moment.
Également, il va y avoir après aussi des questions par rapport aux différentes minorités religieuses. Les musulmans ne sont que la plus grosse, là plus grande, de ces minorités religieuses. On peut parler aussi des problèmes rencontrés par les minorités chrétiennes, les minorités jaïnes, les minorités bouddhistes, les minorités finalement variées qui vont être tolérées à l’intérieur de la société indienne, mais qui vont avec régularité aussi, rencontrer des difficultés, par rapport à la majorité de la société qui ne perçoit pas toujours avec autant de tolérance que ce qu’on pourrait vouloir.
Ce qui va suivre est un complément de notre échange pour cette question :
« Justement, le fait qu’on parle des différentes minorités, ça apporte un plus. Je parle beaucoup des musulmans sur cette question, étant donné que c’est ce qui est le plus médiatisé actuellement, mais le reste n’est sûrement pas à laisser de côté. »
Oui bien sûr, mais c’est là où j’ai un peu de mal par rapport à votre première question parce qu’en fait, en tant que tel, c’est toujours compliqué parce que dès que vous commencez à définir une proposition et un cadre, ça implique aussi des solutions. Ce qui signifie que, si vous dites que le gouvernement est en tous antimusulman, ça coupe la possibilité de beaucoup de négociations. C’est aussi d’ailleurs pour ça qu’on avait eu cet échange par rapport à la question de l’islamophobie qui est vraiment appréciée au Canada, au Québec en particulier, où effectivement tout est islamophobe. Or pour moi, parler d’islamophobie ça entraîne l’impossibilité à la fois d’opérer dans une forme de nuance, mais aussi de trouver des solutions, parce que les mots pour moi ont une forme d’importance, même si je ne les utilise pas toujours aussi bien que je le souhaiterais, j’essaie d’être aussi précis que possible. La difficulté qu’on a là, c’est que, vous voyez si vous avez une phobie, je réagis comment par rapport à la peur, à part si je mets à psychiatriser finalement l’autre, c’est compliqué, il n’y a pas vraiment de réponse.
Ça amène aussi une autre difficulté qui est : est ce que toute critique, même d’ailleurs valide, de l’islam ou des actions opérées par les musulmans, rentre dans un cadre qui serait un cadre islamophobe. Alors que des actions antimusulmanes, ça signifie que là on a effectivement une action, c’est comptable, c’est mesurable et finalement on peut arrêter l’action. C’est pour moi, peut-être là où j’aurais tendance à dire que la grosse difficulté auquel on se retrouve peut-être confrontée avec l’Inde, c’est qu’il y a, je pense, des relents d’islamophobie à l’intérieur de l’idéologie mise en place par le gouvernement, beaucoup plus encore par le parti d’où est issu Monsieur Modi. Cependant, derrière les actions qui sont mises en place, quant à elles sont antimusulmanes, viennent plutôt, je dirais, de la société, que du gouvernement lui-même, le plus souvent. C’est ça qui entraîne à partir de ce moment-là une difficulté de compréhension de ce qui se passe avec l’idée souvent d’une dénonciation par les acteurs et les observateurs étrangers, d’une instrumentalisation de certains mouvements sociaux, groupes sociaux, groupes politiques variés par le gouvernement et pas forcément d’action du gouvernement lui-même.
En quoi les tensions religieuses en Inde peuvent-elles avoir donc des implications géopolitiques pour d’autres acteurs de la région comme le Pakistan ou le Bangladesh dont vous nous avez parlé ?
La première chose c’est l’état des lieux au niveau du conflit armé présent qu’il y a entre le Pakistan et l’Inde, en particulier au lieu de l’éducation et les difficultés qu’il peut y avoir si le conflit se réchauffe, ce qui arrive avec régularité. Plus il y a une possibilité, disons d’opposition, de combat, donc toujours la crainte du nucléaire derrière, mais de combat entre l’Inde et le Pakistan, plus bien évidemment les difficultés peuvent être fortes pour les musulmans indiens qui se trouvent en Inde. Ils peuvent être tout simplement perçus négativement ou comme des traîtres ou des espions éventuels au moment où ces tensions sont en hausse. C’est toujours la grosse difficulté quand vous êtes dans une minorité et puis qu’il y a des gens qui partagent votre religion ou votre ethnie ou quoi que ce soit et qui agissent d’une certaine manière ou partiellement ou au nom de ce que vous êtes. Vous vous sentez presque dans l’obligation de devoir expliquer que ce n’est pas de votre faute, que vous n’y êtes absolument pour rien, mais ça, c’est quelque chose qu’on retrouve bien évidemment dans ce cadre-là.
Le premier point ou la première difficulté, c’est la question des migrations. Vous avez des mouvements migratoires qui sont extrêmement importants, et qui viennent du Pakistan et surtout du Bangladesh pour rentrer en Inde. La situation en Assam est en particulier extrêmement préoccupante par rapport au nombre de migrants qui vont venir pour travailler dans l’Assam, dans un pays d’Inde qui est plus riche et offre plus de possibilités que le Bangladesh. Ça bien évidemment vous avez des rejets qui vont être forts et on peut comprendre, puisqu’en Europe aussi on a aussi des problèmes similaires je dirais politiquement par rapport avec nos migrants. À la grosse différence qu’il y avait une loi en 2019 qui a été passée en Inde et puis là récemment, il y a eu une proposition par le BJP, le parti monsieur Modi, donc derrière par le gouvernement, de donner la nationalité indienne à tous les immigrés qui seraient arrivés en Inde et qui correspondraient finalement à ceux qui peuvent la demander. Sauf aux musulmans, et cela, c’est effectivement très classiquement de l’action antimusulmane, enfin je veux dire profonde, évidente. Par rapport à ça, ça entraîne très logiquement une réaction qui est très forte de la part de non seulement les pays d’où viennent soit ces réfugiés, soit ces immigrés, que sont le Pakistan et que sont le Bangladesh, mais aussi de l’ensemble des sociétés musulmanes qui à juste titre perçoivent dans cette volonté gouvernementale une discrimination évidente et problématique.
Vous voyez, c’est là où de nouveau quand on revient à votre première question, là vous avez une action effectivement antimusulmane classique, je ne sais pas si elle est islamophobe, mais elle est en tout cas très clairement antimusulman. Pour autant est-ce que ça implique tout le gouvernement, en tout sens, en tout lieu c’est compliqué. D’autant plus que justement cette action elle apparaît je dirais en plus d’être antimusulman, qu’elle paraît xénophobe ou aussi xénophobe qu’antimusulmane puisqu’il ne s’agit pas tant des musulmans indiens, mais il s’agit des musulmans qui souhaite devenir Indien ou qui aurait la possibilité de devenir Indien, mais qui ne le sont pas encore.
Selon vous, comment les tendances religieuses en Indo-Pacifique influencent-elles donc les alliances et les partenariats régionaux ? Y a-t-il un réel impact de ces tendances religieuses ou c’est « une excuse » ?
Je dirais que c’est beaucoup plus un biais idéologique ou philosophique. Est-ce que vous pensez que la religion prime finalement sur soit une idéologie politique, soit finalement sûr des réalités politiques ? Alors, le bien que vous avez va avoir un impact fort sur la manière de répondre à cette question. Alors je dirais deux choses : la première chose c’est qu’il n’y a pas d’autres pays à majorité hindoue, il y a des tas de pays avec une minorité hindoue, mais il n’y a pas de pays avec d’autres majorités hindoues autre que l’Inde. Ce qui signifie que pour avoir, au niveau international, une forme de rayonnement, la seule chose que puisse faire Modi, c’est d’ailleurs ce qu’il fait, c’est d’essayer de faire vivre une diaspora indienne qui ne se perçoit pas comme diaspora indienne, mais comme diaspora hindoue et ensuite indienne.
Vous avez donc de la part de Narendra Modi, une volonté depuis maintenant une dizaine d’années d’essayer de réveiller à la fois sa diaspora pour que cette dernière soutienne et fasse revenir à la fois des fonds, des ressources, des cerveaux vers l’Inde, un petit peu comme on peut le faire par exemple la diaspora chinoise ; mais en même temps qu’elles se reconnaissent dans des valeurs, donc une certaine forme de « suprématie », ça marche moyennement. Pour vous dire qu’on peut effectivement, quand on regarde aujourd’hui après dix ans, voir que le retour face à cette stratégie-là n’est pas optimal. Je ne sais pas si c’est un succès, ce n’est pas vraiment un échec non plus, je crois que l’on devient une forme de limbe si vous voulez, donc qui rend pour moi impossible de dire oui, non, il y a une influence ou pas. Ça, c’est le premier point.
Le second point, c’est donc, y a-t-il au niveau de l’islam et des musulmans, je dirais des actions qui vont être dans un cadre où l’Inde aurait à souffrir d’une alliance si vous voulez ou d’une coalition qui les mettraient à mal. Je ne pense pas qu’on puisse dire ça aujourd’hui. L’Inde va devenir, si elle ne l’est déjà, la sixième voire la cinquième puissance économique mondiale. Il est évident qu’aujourd’hui, c’est la première démographie mondiale et que son rayonnement économique va plutôt en s’amplifiant qu’en stagnant ou en diminuant. Comme par exemple, et ça c’est pour la première fois le cas, face par exemple à la Chine et qu’on est en train de rentrer dans une décennie qui, toutes choses restantes et gages par ailleurs, devrait être finalement être une décennie indienne. Mon mode de pensée étant plutôt réaliste et plutôt pragmatique par rapport à ça, souvent face à une société qui réussit les gens vont avoir tendance à mettre de côté, deuxième moindre priorité, voire vraiment au deuxième plan, les questions qui vont être les questions de morale, de droits humains, ou d’ailleurs aussi les questions qui seraient de solidarité religieuse. Je crois que quand on regarde la réalité aujourd’hui, la question religieuse vient le plus souvent s’agréger sur d’autres questions, mais ne prend pas le pas sûr, disons d’autres questions fondamentales qui seraient des questions de souveraineté, des questions économiques, des questions politiques, enfin tout ce qui est très classique. Je pense que la religion peut radicaliser une situation, peut s’agréger à une situation et la rendre coupable, la rendre plus difficilement solvable ou résolvable, mais qu’elle ne guide pas une décision internationale d’un côté comme de l’autre.
On a pu discuter durant cette entrevue, des tensions religieuses, des tensions territoriales et générales dans la région, mais plus particulièrement en Inde. Pensez-vous qu’il y a un danger pour le droit humain, le droit de la personne en soi en Inde ? Pensez-vous qu’il y aurait une régression possible vis-à-vis des droits accordés ?
C’est oui, je pense que malheureusement là que l’on est en train de vivre, ou d’être dans une décennie où on voit un recul. Un recul des démocraties, déjà dans la décennie dernière, mais où on continue de voir un recul des démocraties, un recul des droits humains. Je pense que les attaques viennent de toute part, à la fois donc des relativistes qui vont percevoir une idée que les droits humains aient leur présentation comme universelle sont à remettre en cause parce que tout simplement à chacun sa culture et à chacun sa manière de recevoir les choses. Je crois véritablement qu’il y a beaucoup de gens qui, partant d’un principe de tolérance en fait, arrivent à une situation qui affaiblit grandement les droits humains et l’universalisme, ce que sont les droits de l’homme. Ces voix, on les retrouve partout dans le monde et beaucoup en occident. Puis, parallèlement, au niveau du monde, comme celui-ci, aujourd’hui apparaît donc plus chaotique et plus dangereux, il y a une volonté face à cette perception et une nécessité de la part des gouvernements, d’offrir donc face à ces impératifs, une idée de plus grande sécurité. En règle générale, dès qu’on va dans une direction de plus grande sécurité, c’est au détriment de la liberté de beaucoup et de l’égalité souvent.
Je crois et je crains que ce soit le cas en Inde aussi. Face au soubresaut du monde et bien, la population indienne soit d’accord de gommer quelques-uns de ces droits pour essayer de s’assurer plus de sécurité. Puis enfin, il y a le problème qui est lié à la durée de n’importe qui au pouvoir. Dans une démocratie fonctionnelle, on peut espérer qu’il y ait une transformation, enfin disons une alternative au pouvoir en place et que celui-ci change. Plus un parti reste au pouvoir, plus alors d’une part des possibilités de corruption importantes, elles augmentent, enfin je veux dire structurellement, pas particulièrement liées aux Indiens, mais plus structurellement. Habituellement aussi, la société a des chances de changer puisque les politiques et l’idéologie du parti vont évidemment s’imposer de plus en plus fortement. Plus il reste, le temps faisant son office, et transformant ce qui était peut-être une initiative d’un parti qui pouvait apparaître comme extrémiste en quelque chose de normal, dix ans, quinze ans plus tard. Au vu de ce que représente le BJB, la crainte que l’on peut avoir et justement, qui a tendance à s’illustrer avec cette proposition de loi contre la possibilité pour les immigrés musulmans de devenir Indien. Cela entraîne derrière, que plus son parti sera au pouvoir, plus alors on risque d’être de plus en plus dans un état, pour reprendre le thème initial, qui agis enfin donc avec des actions antimusulmanes, voire qui devient de plus en plus islamophobe.
C’est évidemment problématique, mais c’est une responsabilité qui, je crois, ne dépend pas de nous, mais de la société mondiale dans son ensemble et je pense que pour le moment, elle a fait son choix. Pour revenir à votre question précédente, ça signifie qu’il faut essayer avec fermeté, mais également avec compréhension et douceur, d’essayer d’accompagner la société indienne et de faire comprendre à ses dirigeants et finalement aux gens auxquels nous avons accès, qu’une forme de tolérance et d’échange amènera, je dirais, plus d’avantages que d’inconvénients et une prospérité commune plutôt que des actions qui soient donc dirigées contre les minorités qui, très sincèrement n’ont aucune raison d’être mises à l’écart ou d’être diabolisé.