Photo: Tanaonte
Entretien réalisé et rédigé par Simon Liu. Les « Tête-à-tête » de l’Observatoire des droits de la personne du Cérium sont des entretiens avec des personnes travaillant de près ou de loin dans le domaine des droits de la personne. Des questions-réponses qui nous apportent des données précieuses dans le monde académique francophone canadien avec un regard sur les enjeux liés aux droits de la personne à travers le monde ! Pour ce troisième épisode, nous accueillons Dee Wu, qui a été en mission aux État-Unis en tant que représentant du Parti Démocrate Progressiste du gouvernement taïwanais sous la Présidente Tsai Ing-wen. Il a aussi contribué personnellement dans un projet de loi au congrès américain ciblant les intérêts des migrants défavorisés. Actuellement Doctorant au Collège doctoral de recherche politique (GRIPS) au Japon, il est un spécialiste du sujet de la défense de la démocratie. Aujourd’hui, il a accepté de répondre à quelques questions pour mieux comprendre le système de Taïwan et les mesures mis en place pour défendre sa démocratie et le respect des droits et libertés de ses citoyens.
On va également avoir la participation de Benoit Hardy-Chartrand, professeur adjoint à l’Université de Temple au Japon, qui est spécialiste des enjeux liés à la sécurité et à la géopolitique en Asie du nord-est. Il va poser quelques questions de plus en amenant des points intéressants aux différentes questions ! Les réponses et questions de Benoit Hardy-Chartrand seront en caractères gras mais plus petits comme elles rentrent dans les cadres des questions principales.
Pour commencer, pouvez-vous nous parler un peu de votre carrière afin de mieux comprendre votre parcours ?
Alors, je suis actuellement Doctorant au Collège doctoral de recherche politique (GRIPS) au Japon afin de mieux étudier le Japon. Dans mon pays (Taïwan), il n’y a pas beaucoup d’experts sur le Japon et c’est une démocratie importante en Asie, alors j’espère en devenir un dans le futur. Avant cela, j’ai travaillé pendant 5 ans et demi à Washington, aux États-Unis dans deux cadres différents. D’abord, j’ai travaillé auprès de la FAPA (Formosan Association for Public Affairs), qui est un organisme fondé originellement dans le but d’utiliser la pression des États-Unis pour forcer Taïwan à devenir plus démocratique et progressiste. Ensuite, j’ai rejoint le PDP en tant que directeur adjoint pendant 4 ans pendant lesquelles j’ai travaillé sur les relations et politiques de sécurité entre les États-Unis et Taïwan.
Quels facteurs selon vous a mené Taïwan à devenir une démocratie et un bel exemple de liberté en Asie ?
Il y a trois raisons principales. La première est l’influence américaine durant le procédé de démocratisation. Les États-Unis ont mis la pression sur Taïwan pour se démocratiser en menaçant d’arrêter les ventes d’armement militaire durant les présidences de Carter et Reagan. La FAPA a également joué son rôle dans ce procédé durant les années 80, puisque Taïwan dépend du soutien des États-Unis. Mais malheureusement, comme le monde évolue vers un ordre plus bipolaire aujourd’hui, certains régimes vont se tourner vers le soutien de la Chine si jamais les États-Unis leur met la pression pour qu’ils suivent des valeurs plus démocratiques. Je pense donc que ça devient de plus en plus difficile de voir des pays se démocratiser comparé à l’époque où les États-Unis étaient une superpuissance dans le monde.
La deuxième raison pourquoi Taïwan s’est démocratisée est la prospérité de son économie. Cela a créé une classe moyenne forte dans la population. Le PDP a été fondé par des avocats et des médecins par exemple durant les années 80 dans le but d’avoir un gouvernement plus démocratique et non pas pour l’indépendance de Taïwan. En général, une classe moyenne forte est très bénéfique pour la démocratisation.
La troisième raison est un remaniement majeur du gouvernement sous le Kuomintang. L’ancien président Lee Teng-hui était très orienté sur les réformes et a remanié son gouvernement, permettant une purge des élites dans les positions de pouvoir. Cette initiative et son soutien ouvert aux étudiants pro-démocratie ont largement contribué à la démocratisation.
Quels systèmes garantit le respect des droits et des libertés aujourd’hui ?
D’un point de vue académique, l’essence même de la démocratie, c’est pas seulement le fait de voter, mais également de consolider la démocratie au sein d’un État. Dans ce sens, il y a deux facteurs clé qui contribuent à consolider la démocratie et le respect des droits de la personne à Taïwan. Le premier est un État de droit, un appareil étatique capable de créer et de soutenir des mesures politiques gouvernementales tout en étant impartial, permettant de maintenir l’intégrité du gouvernement peu importe le parti au pouvoir.
Le second facteur est un consensus entre les deux grands partis à Taïwan (le PDP et le Kuomintang) sur le fait que la démocratie est la voie à suivre. Cette confiance mutuelle est un système qui garantis que peu importe le parti élu, l’autre respectera la démocratie comme règle d’or.
Il y a donc un accord mutuel sur la nécessité de maintenir la démocratie à Taïwan. (Benoit Hardy-Chartrand)
Oui. Quand on observe les pays où la démocratie semble moins stable, c’est souvent causé par le fait qu’une faction tente de jouer en brisant les règles de la démocratie et ensuite, on observe un cycle vicieux qui détruit la confiance mutuelle des partis graduellement. La démocratie comme règle d’or ne sera plus appliquée à ce moment.
J’ignore si c’est une comparaison adéquate, mais on peut penser au Myanmar où il n’y a jamais eu une confiance réelle entre la Ligue nationale pour la démocratie et les militaires qui ont repris le pouvoir par la force en 2021. La population et la LND soutenaient grandement la démocratie, mais au sein des forces armées, qui continuaient à jouer un rôle politique important, ce n’était pas le cas. (Benoit Hardy-Chartrand)
Oui. Puisque vous le mentionnez, on peut aussi penser à l’ancien Premier ministre Thaïlandais, Thaksin Shinawatra. Il n’a pas été retiré du pouvoir de façon constitutionnelle, puisque c’était un coup d’État. C’était une violation de la démocratie qui a depuis créé une méfiance hostile entre les deux factions et un désaccord sur comment le gouvernement démocratique devrait fonctionner. Alors qu’à Taïwan, on n’a jamais eu un tel incident encore. Il n’y a jamais eu de coup d’État à Taïwan.
Selon vous, à Taïwan, existe-t-il toujours des violations de droits de la personne à Taïwan ?
Le plus gros cas de violation des droits de la personne, mentionné dans les rapports du département d’État, est probablement l’exploitation des travailleurs migrants. Particulièrement ceux qui travaillent à bord des navires de pêche appartenant aux hommes d’affaires taïwanais. Le mode opératoire de ces hommes d’affaires est d’aller fonder des entreprises de pêche dans les pays de l’Asie-du-Sud-Est, comme le Vietnam, le Cambodge ou les Philippines, afin de contourner les régulations taïwanaises sur les embauches. Cela leur permet de baisser les salaires à des niveaux bien inférieurs à ce qu’un pêcheur Taïwanais recevrait, les priver d’accès à Internet. Il y a également des cas de traite des êtres humains à bord de ces navires.
Est-ce que la République Populaire de Chine viole activement les droits des Taïwanais ?
Pour nommer un exemple d’un individu, je vais parler du cas de monsieur Lee Ming-che qui a été détenu par le gouvernement chinois en 2017 pour avoir fait la promotion de la démocratie en Chine. Il a amené des livres bannis en Chine et discuté avec des citoyens en personne et sur Internet. Il a été accusé d’incitation à renverser le pouvoir de l’État (loi formelle en Chine). Son procès était diffusé en direct à la télévision. Il fut contraint de plaider coupable et a même été forcé de remercier publiquement la Chine pour le civisme dont les autorités auraient fait preuve durant les enquêtes et d’admettre que ses opinions politiques viennent des médias taïwanais biaisés.
De cet exemple, on peut voir que le système judiciaire chinois est profondément politique. Le procès était une mise en scène pour alerter la population chinoise comme quoi il y aurait des Taïwanais qui tentent de renverser le gouvernement chinois. Son cas n’était pas le dernier puisque d’autres cas ont été observés depuis. Il a purgé une peine de prison de 5 ans et fut relâché depuis et a pu retourner à Taïwan.
Alors un citoyen de Taïwan qui respecte les lois taïwanaises peut juste se faire arrêter par les autorités chinoises selon les lois de la Chine continentale.
Makoto Lin/Taiwan Presidential Office/via REUTERS
Le fait que Taïwan ne puisse pas déclarer son indépendance constitue-t-il une violation des droits de la personne ?
Je dirais que la raison derrière l’incapacité de déclarer son indépendance est une violation des droits de la personne. Cette raison étant la menace militaire de Beijing. Taïwan a le droit et les moyens de former un État officiellement indépendant, mais ils choisissent de ne pas le faire en considérant que maintenir le Statu Quo avec la Chine est la meilleure chose à faire. Environ 70 % de la population soutien ce Statu Quo.
Ce n’est pas une violation des droits au niveau institutionnel. C’est plutôt le sentiment que les vies des Taïwanais sont sous la menace quotidienne des actions militaires du régime communiste. La liberté des choix n’est pas totale, les choix ici sont réellement limités par les contraintes de sécurité.
Croyez-vous que la défense de la démocratie taïwanaise doit passer par la dissuasion armée ou bien est-ce qu’elle serait mieux défendue via de meilleures relations avec Beijing ?
Je dirais une combinaison des deux. Le PDP (qui est historiquement moins proche de la Chine que le Kuomintang) cherche également à avoir de meilleures relations avec la Chine, mais dans des conditions équitables et dans le respect mutuel. Mais le Parti communiste chinoise refuse catégoriquement de dialoguer avec notre parti. Les communications ont été complètement coupées depuis les élections de 2016 qui ont vu Tsai Ing-wen devenir présidente de la République de Chine. Du coup, notre parti ne peut que se concentrer sur les relations internationales quant aux enjeux de sécurité et se reposer sur la dissuasion armée dans le but de défendre notre pays. On n’a pas vraiment d’autres options contrairement au Kuomintang qui cherche davantage à se rapprocher avec la Chine.
Pouvez-vous nous parler un peu du Kuomintang et son agenda politique de rapprochement avec Beijing ?
Je dirais que leur politique de rapprochement avec la République Populaire de Chine n’est pas durable. Le Kuomintang semble croire que c’est durable en se basant sur l’expérience du passé, mais ce n’est plus le cas. La Chine est devenue beaucoup plus puissante et ils vont imposer davantage leur volonté dans les relations avec le KMT. Donc leur capacité de négocier diminuera avec le temps. On a déjà observé ce phénomène dans la dernière décennie.
Par exemple, la rencontre entre Xi Jinping et l’ancien président Ma Ying-jeou en 2015. Durant cette rencontre, Ma Ying-jeou a abandonné le Consensus de 1992 dont l’idée principale est « Une Chine, deux interprétations » en acceptant officiellement le principe d’une seule Chine seulement. (Le Consensus de 1992 affirmait que les deux côtés se voient comme la Chine légitime, donc ici, il reconnaît que la Chine continentale est la seule Chine légitime.) Ma Ying-jeou a visité de nouveau la Chine continentale cette année, en 2023. Mais lorsqu’il est arrivé, il fut accueilli par le député des affaires liés à Taïwan (même pas le chef du département), ce qui était très humiliant. Il a également admis ouvertement durant sa visite en Chine que Taïwan appartient à la République Populaire de Chine.
Pour que le Kuomintang maintienne de bonnes relations avec la Chine, je pense qu’ils vont devoir faire des concessions encore plus grandes à l’avenir. C’est pourquoi je ne considère pas leur approche durable. Ils ne devraient pas se baser sur le rapprochement réussie entre 2008 et 2012 pour croire que cela portera toujours fruit.
Pensez-vous que depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, c’est devenu moins sécuritaire pour les Taïwanais ? Et est-ce que cette tendance continuera après Xi Jinping ?
Clairement, oui. Lorsqu’on observe les politiques étrangères de la Chine continentale, les changements ont commencés dès 2008 lorsqu’il y a eu une récession dans l’ouest. La raison de ce changement est la confiance de la Chine qu’ils sont devenus plus forts que les puissances occidentales dans leur propre région. C’est le changement dans la balance de pouvoir entre les États-Unis et la Chine qui a permis aux individus comme Xi Jinping d’accéder au pouvoir et les futurs présidents auront certainement des approches similaires. L’émergence de la Chine comme puissance mondiale va exiger d’avoir des dirigeants avec une image d’homme fort.
Le modèle démocratique de Taïwan, fonctionnerait-il pour la Chine continentale ?
Je pense que la Chine continentale devrait réfléchir à un système de démocratie similaire à celui des États-Unis ou de l’Inde, où les pouvoirs sont plus délocalisés et confiés aux provinces comme c’est un grand pays. En général, la démocratie devrait fonctionner pour la Chine. Le peuple saura ce dont il a besoin grâce à la liberté d’expression et une libre circulation des informations. Le peuple saura alors faire le meilleur choix selon ses désirs.
Un argument fréquemment présenté par le Parti régime communiste chinois et parfois certains citoyens en Chine est de dire que la société n’est pas suffisamment développée pour la démocratie libérale, ou que celle-ci ne convient pas à la culture chinoise. Cependant Cet argument ne tient pas la route évidemment, puisque l’on peut on a pu observer d’autres peuples ethniquement chinois se démocratiser, comme les Taiwanais dans les années 80, sans pour autant correspondre à une définition d’être « prêts ». Il s’agit donc d’une excuse pratique pour le gouvernement chinois de justifier son style de gouvernance. (Benoit Hardy-Chartrand)
Absolument. Je pense qu’en réalité, c’est le Parti communiste qui n’est pas prêt à l’idée de se faire remplacer, plutôt que le peuple qui ne serait pas prêt pour la démocratisation.
Propos traduits depuis l’anglais et parfois reformulées par Simon Liu