À l’aube du 75ème anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme – État des lieux en Asie du Sud-Est

Image : Manifestation aux Philippines en faveur des droits de l’homme et en opposition aux milliers d’exécutions extrajudiciaires liées à la “guerre antidrogue” initiée par l’ancien président Rodrigo Duterte en 2022. (©Jacques Dupouey/Asialyst)

À l’approche du 75e anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, découvrez l’état actuel des droits de l’homme en Asie du Sud-Est à travers une analyse détaillée mettant en lumière une détérioration continue, notamment avec une répression croissante de la liberté d’expression et une traite des personnes omniprésente. Ce panorama exhaustif, rédigé par Emma Pirard, étudiante à la maîtrise en Science Politique à l’Université de Montréal, offre un regard critique sur les défis persistants et les lueurs d’espoir pour l’avenir des droits de l’homme dans la région.

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En cette année marquant le 75e anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (DUDH), un jalon majeur consacrant les droits fondamentaux et les libertés de chacun, une ombre plane sur la célébration. À l’approche de cet anniversaire, les organisations de défense des droits de la personne sonnent l’alarme face à une détérioration constante du respect des droits fondamentaux et de l’état de droit, en particulier en Asie du Sud-Est. 

Deprose Muchena, directeur général au sein d’Amnistie internationale, souligne l’importance cruciale de maintenir les droits au cœur des négociations et discussions, surtout alors que l’Asie du Sud-Est se profile vers un avenir tumultueux (Amnesty International, 2023). Malheureusement, l’état actuel des droits de la personne dans la région indique une application sélective du droit, caractérisée par une hypocrisie flagrante et des double-standards, sapant ainsi les assises des droits fondamentaux universels. 

Lors de la signature de la DUDH le 10 décembre 1948, le Myanmar était le seul représentant de la région de l’Asie du Sud-Est. Malgré son indépendance acquise en janvier de la même année, le pays était déjà en proie à des grèves, des conflits armés et des mutineries (Lafaye de Micheaux, 2022). Depuis, les pays d’Asie du Sud-Est n’ont pas réussi à mettre en œuvre de manière significative le système des droits de l’Homme. Bien que politiquement jeune sur la scène internationale, caractérisée par un processus d’intégration régionale en cours avec l’Association des nations du Sud-Est asiatique (ASEAN, 1967), la région révèle une réalité sombre, influencée par des “valeurs asiatiques” qui teintent les positions de l’ASEAN sur les droits de l’Homme (FIDH, 2017). Les mécanismes régionaux, bien que présents, manquent de robustesse, soulignant les défis persistants face à la protection des droits de la personne dans la région (Dupouey, 2018).

L’Asie du Sud-Est est confrontée à des défis majeurs, notamment des régimes politiques divers, une diversité gouvernementale et des relations complexes avec d’autres nations. De plus, l’exercice autoritaire du pouvoir et un contrôle politique rigide entravent la défense des droits de la personne, soulignant l’absence d’engagements juridiques contraignants. La violation des droits de l’homme s’est malheureusement généralisée dans la région, laissant entrevoir une protection lointaine et difficile à atteindre (Lafaye de Micheaux, 2022). 

Érosion alarmante de la liberté d’expression

La liberté d’expression, un droit fondamental qui englobe la capacité des individus, y compris les utilisateurs des réseaux sociaux, les journalistes, et les chroniqueurs, à exprimer leurs opinions, idées et informations sans crainte de représailles ou de censure, est de plus en plus menacée dans un contexte de plus en plus hostile en Asie du Sud-Est. Les acteurs du monde de l’information sont contraints de s’adapter à des environnements difficiles s’ils veulent exercer leur métier ou préserver leur droit à la liberté d’expression. Plusieurs gouvernements intensifient leur répression contre la dissidence internationale, mettant ainsi en péril ce droit fondamental. Les atteintes à la liberté d’expression persistent dans la région, illustrant une tendance inquiétante.

L’installation d’un nouveau gouvernement aux Philippines en 2022 n’a malheureusement pas apporté d’améliorations pour les médias (Amnesty International 2022). Au contraire, la profession journalistique est confrontée à des menaces graves, incluant des pertes de vies, harcèlements judiciaires, comme le rapporte Amnesty International en 2022. De plus, plusieurs sites Internet appartenant à des groupes de presse indépendants demeurent inaccessibles, conséquence directe de la décision de la Commission nationale des télécommunications qui a ordonné aux fournisseurs d’accès de bloquer 28 sites Internet. Ces mesures ciblent notamment des groupes de médias indépendants accusés par le gouvernement de soutenir des « terroristes ou des organisations terroristes », ou d’entretenir des liens avec de telles entités (Amnesty International, 2023). 

Au Myanmar, le paysage médiatique a subi de profonds bouleversements à la suite du Coup d’État de 2021. Les autorités militaires ont renforcé la surveillance, tant en ligne que hors ligne, entraînant une restriction du droit à l’information (Amnesty International, 2023). Des systèmes de caméras de surveillance équipées de reconnaissance faciale ont été déployés dans les grandes villes, tandis que des interruptions périodiques d’Internet et des télécommunications ont été imposées à l’échelle nationale (Potkin, 2022). Rapidement, la junte a établi une liste noire de médias interdits en raison de leur ton critique, incluant la Democratic Voice of Burma, un média historique dans la lutte pour la liberté de la presse. Pour faire face à cette répression, ce média a dû recourir à des techniques de reportage clandestin (Reporters sans frontières, 2023). Ces organes de presse clandestins jouent un rôle crucial dans la transmission d’informations fiables au reste du monde. En revanche, les médias sous contrôle gouvernemental fonctionnent davantage comme des outils de propagande, peu suivis par la population. 

En février dernier, le gouvernement cambodgien a ordonné la fermeture de radio indépendante “Voice of Democracy” suite à la publication d’un article controversé sur le fils du Premier ministre Hun Sen, éliminant ainsi l’un des derniers médias indépendants encore en activité dans le pays (Paquier, 2023). Ces actions s’inscrivent dans une série d’atteintes à la liberté de la presse au Cambodge au cours de la dernière décennie. La liberté d’expression a subi d’importantes restrictions cette année également, avec la poursuite de procès inéquitables visant des membres et des sympathisants de l’opposition politique (Se et Troup Buchanan, 2023).  

Ces événements témoignent d’une inquiétante détérioration de la liberté d’expression dans la région. La liberté d’expression est de plus en plus restreinte, avec des gouvernements renforçant les restrictions et réprimant la dissidence. Les lois répressives en matière d’utilisation d’Internet représentent une menace à long terme pour la liberté d’expression et le droit au respect de la vie privée. 

Traite des Personnes : les sombres arcanes d’un fléau implacable

Au Cambodge, des personnes sont séquestrées dans des structures dédiées aux activités frauduleuses en ligne. © Cindy Liu/REUTERS

Le paysage international est aujourd’hui façonné par un éventail de menaces non militaires, telles que les changements climatiques, les catastrophes naturelles, les maladies infectieuses et la criminalité transnationale (Caballero-Anthony, 2018). Au milieu de ces dangers, la traite des êtres humains émerge comme une menace omniprésente en Asie du Sud-Est, portant atteinte aux droits fondamentaux de l’être humain. 

Allant au-delà des frontières traditionnelles de la sécurité, la traite des êtres humains, souvent qualifiée d’ “esclavage moderne”, touche près de 50 millions d’individus (Radio-Canada, 2022), les maintenant captifs dans des conditions de travail forcé, d’exploitation sexuelle et de mariage forcé. Évalué à plus de 150 milliards de dollars annuels, ce crime organisé affecte principalement la région Asie de l’Est et Pacifique, où les deux tiers des victimes, soit 29 millions de personnes, sont concentrés (Walk Free Foundation, 2023). 

Là-bas, les femmes sont soumises à la servitude domestique et à d’autres formes de travail forcé, souvent en provenance de communautés pauvres et éloignées. Des cas fréquents de mariages forcés impliquant de jeunes femmes et des filles sont observés dans la région du Mékong, notamment au Cambodge, au Myanmar et au Vietnam (Paris, 2023). Sans oublier, qu’un grand nombre d’hommes sont recrutés sans être informés des conditions de travail et de vie qui les attendent, ni du fardeau financier qui les attend en termes de dettes à rembourser aux courtiers et recruteurs non déclarés, motivé par des raisons économiques (Caballero-Anthony, 2018). 

La Thaïlande est désignée comme la principale destination des victimes de cette traite en provenance du Cambodge, de la République démocratique populaire lao et du Myanmar, selon l’Indice mondial de l’esclavage de la Walk Free Foundation. De manière similaire, la Malaisie attire des victimes d’origine indonésienne, philippienne et vietnamienne (Caballero-Anthony, 2018). 

La Thaïlande est particulièrement aux prises avec des défis substantiels liés à la traite des êtres humains. Pendant la pandémie qui frappait durement l’économie thaïlandaise, des bandes du crime organisé ont attiré leurs victimes cambodgiennes par une offre alléchante. Sur Facebook, une proposition d’emploi promettait 1000 dollars américains par mois, ainsi que le logement et les repas (Peer, 2023). Cependant, cette opportunité s’est rapidement transformée en cauchemar lorsqu’ils ont été capturés, extorqués et maltraités. Engagés dans le vaste réseau d’escroquerie orchestré par des gangs criminels au Cambodge, les travailleurs se retrouvent impliqués comme délinquants. Leur mission consistait à délester des compatriotes en Thaïlande de leurs économies (Peer, 2023). Comment ? En initiant le contact avec ses victimes à travers de faux profils sur des applications de rencontre (Peer, 2023). Après avoir gagné leur confiance, il fallait convaincre d’investir de l’argent via des plateformes de trading en ligne manipulées.

Plus tôt cette année aux Philippines, les autorités de Manille ont appréhendé plus de 2700 personnes dans divers édifices de la capitale, où des victimes de trafic d’êtres humains étaient contraintes de recruter des joueurs en ligne, d’après la police locale (Agence France-Presse, 2023). Parmi ces individus figuraient des ressortissants chinois, indonésiens, vietnamiens, singapouriens, malaisiens, pakistanais, camerounais, soudanais, birmans et philippins. Les présumées victimes avaient accepté des offres d’emploi sur Facebook pour recruter des joueurs, travaillant jusqu’à 12 heures par jour pour environ 24 000 pesos par mois, tout en étant soumis à l’interdiction de quitter les lieux (Agence France-Presse, 2023). Cette opération représente la plus vaste initiative de lutte contre le trafic d’êtres humains jamais menée aux Philippines. 

Selon l’ONU, des milliers, voire des dizaines de milliers de personnes, ont été piégées au Cambodge ou encore en Thaïlande (ONU info, 2023). Dans la traite des personnes, la tromperie est monnaie courante avec de fausses promesses liées à l’emploi, au revenu et aux conditions de travail. Les victimes sont ensuite contraintes de résider dans des lieux surveillés, incitées à escroquer en ligne via des méthodes telles que l’hameçonnage et la création de fausses romances sur des sites de rencontre, ainsi que la participation à des investissements frauduleux dans des crypto-monnaies (Martin, 2023). Les conditions de travail varient, mais la confiscation des passeports, les heures supplémentaires obligatoires et le chantage sont couramment observés (Martin, 2023). 

Dans ce contexte, où des menaces non traditionnelles se mêlent aux défis de la traite des êtres humains, la collaboration entre les gouvernements, les organisations internationales et la société civile demeure essentielle pour éradiquer ce crime odieux et œuvrer vers un avenir où la traite des êtres humains ne prospère plus en Asie du Sud-Est et au-delà (Caballero-Anthony, 2018). Un engagement continu est également nécessaire pour surmonter les obstacles liés au rapatriement et à la réinsertion des victimes, assurant ainsi leur réintégration réussie dans la société. Face à cette menace transfrontalière, une approche globale et collaborative s’avère cruciale pour atténuer ces impacts dévastateurs. 

Quelques signes encourageants en matière de Droits de la Personne

Cependant, des signes prometteurs pour l’année 2023 se dessinent dans le panorama des droits de la personne en Asie du Sud-Est, marqués par des engagements concrets. La Déclaration sur le dialogue sur les droits de la personne de l’ASEAN, adoptée lors du 43e sommet de l’ASEAN, offre une plateforme permettant aux États membres de partager leurs réussites, meilleures pratiques et défis en matière de promotion et de protection des droits de la personne, renforçant ainsi la coopération régionale (Voicu, 2023).

Un autre jalon important est le premier dialogue entre la Commission intergouvernementale des droits de la personne de l’ASEAN et l’ONU sur les droits de l’homme, qui s’est tenu à Genève en septembre 2023. Cette rencontre a rassemblé les représentants de l’AICHR avec le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, des responsables de l’ONU et des titulaires de mandats au titre des procédures spéciales de l’ONU (Voicu, 2023). Ces échanges ont permis des discussions approfondies avec les organes conventionnels des Nations Unies, marquant une étape cruciale vers la promotion des droits de la personne.

Certains pays spécifiques de la région ont également pris des mesures notables pour renforcer leurs engagements en faveur des droits de la personne.

En Thaïlande, un événement historique se profile avec la possible légalisation du mariage entre personnes de même sexe, marquant un moment significatif. Si le projet de loi est approuvé par le Parlement en décembre de cette année, la Thaïlande deviendra le premier pays d’Asie du Sud-Est à reconnaître officiellement les unions entre individus du même sexe. Cette initiative, soutenue par les autorités, vise notamment à positionner le royaume en tant que destination touristique majeure pour la communauté LGBTQI (Thai News, 2023).

Par ailleurs, la Malaisie, malgré ses réserves sur certains concepts internationalement reconnus, a marqué une avancée significative en abolissant la peine de mort obligatoire en juillet 2023 (Voicu, 2023). En effet, le Parlement malaisien a voté en faveur d’un projet de loi, mettant fin à la peine de mort automatique pour certains crimes graves (Pietraszewski, 2023). Auparavant, au sein du pays, les condamnations liées à des infractions telles que le meurtre ou le trafic de drogue entraînaient automatiquement une peine capitale. 

CONCLUSION : 

Ces dernières années, les préoccupations croissantes des défenseurs des droits humains face à la dégradation continue des droits fondamentaux en Asie du Sud-Est ont atteint un point critique à l’approche du 75e anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Malgré des engagements historiques, la région est confrontée à des défis considérables tels que la répression de la liberté d’expression et la persistance de la traite des personnes. Cependant, des signes d’espoir émergent avec des initiatives régionales en faveur des droits de la personne. La nécessité impérative de maintenir une vigilance constante et de collaborer de manière continue avec les gouvernements, les organisations internationales et la société civile est soulignée. C’est seulement ainsi que nous pourrons surmonter les défis persistants et travailler ensemble vers une Asie du Sud-Est où les droits de l’Homme sont pleinement respectés et protégés.