Myanmar : le retour des combats dans la province d’Arakan menace les civils, dont les Rohingyas

Alors que les combats reprennent dans la province de l’Arakan, plongez dans les dynamiques complexes des conflits au Myanmar à travers une analyse approfondie des violences subies par les civils, notamment les Rohingyas. Cet essai, rédigé par Alexandre Lord, étudiant à la maîtrise en science politique à l’Université Laval, membre de la CLE Roméo Dallaire sur les conflits et la paix durable et de l’Observatoire des droits de la personne du CÉRIUM, examine les enjeux transnationaux des guerres civiles et explore le lien entre violence et identité.

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Depuis novembre 2023, la résistance des groupes armés opposés à la junte militaire au Myanmar s’est de nouveau intensifiée. L’offensive de l’Arakan Army (AA), l’un des plus puissants groupes armés du pays,dans la province de l’Arakan, au sud-ouest, est un important développement pour ce conflit septuagénaire.

La dernière fois que l’Arakan a été pris pour champ de bataille, en 2017-2018, ce sont surtout les civils qui en ont payé le prix. Les Rohingyas, un peuple majoritairement de confession musulmane composant environ 30 % de la population de cette province1, a particulièrement été visé par les violences. Bien que les civils de toutes origines de la région — et du pays — vivent l’insécurité et la violence fomentée par la junte militaire, il s’agit du début d’une énième épreuve pour les musulmans du Myanmar, historiquement persécutés. Il existe une logique derrière ces violences visant les civils, même si elles semblent prima facie irrationnelles.

Raisonner la barbarie : les raisons derrière les violences envers les civils

(©Getty Images)

Une part de la littérature sur les guerres civiles concerne l’importance du soutien populaire pour fomenter une rébellion. Kalyvas, auteur central dans ce champ de recherche, théorise l’utilisation de la violence envers les civils comme un moyen de contrôler des populations. Il s’agit effectivement d’une stratégie visant à dissuader les cibles de la violence de s’engager dans le conflit.2 Suivant cette logique, la violence envers les civils est un moyen de stopper les rébellions. Le sort des Rohingyas peut être considéré comme un cas-école.

Les mal-aimés du Myanmar

Un bref plongeon dans l’histoire est nécessaire pour comprendre les violences actuelles. Les Rohingyas ont longtemps été persécutés à cause de l’histoire coloniale du Myanmar. Leurs ancêtres s’étaient alliés au Raj britannique pour combattre le royaume de Birmanie au 19e siècle. Par conséquent, ils sont étiquetés comme des traîtres à la nation après l’indépendance du pays en 1948. Ils ne sont pas reconnus comme une des 135 minorités officielles du pays dans la loi sur la citoyenneté de 1985.3 D’autre part, les Rohingyas sont majoritairement de confession musulmane, ce qui les place en porte-à-faux avec la majorité bouddhiste du pays. Notamment, en 2012, un mouvement nationaliste bouddhiste prend de l’importance et organise des pogroms contre les Rohingyas de la province d’Arakan.4 Ces persécutions ont mené à la naissance de groupes armés se disant défenseurs de ce peuple opprimé. C’est le cas de l’Arakan Rohingya Salvation Army (ARSA).

Les groupes armés, la junte et les civils

En 2017, l’ARSAprend d’assaut des postes frontaliers et des infrastructures gouvernementales de la région. La réponse de l’armée du Myanmar (Tatmadaw), qui n’est pas connue pour sa modération, est sanguinaire envers les civils rohingyas : villages brûlés, déportations de masses, meurtres indiscriminés de civils et viols collectifs.5

La présence de groupes armés se présentant comme les défenseurs des populations rohingyas dans la province d’Arakan accroît le niveau de violence utilisé envers les civils. D’une part, l’Arakan Rohingya Salvation Army utilise la violence envers les civils pour extraire les ressources nécessaires pour financer sa rébellion. D’autre part, la Tatmadaw utilise la violence envers les civils pour dissuader ces derniers de s’engager dans le conflit. Ainsi, la violence envers les civils, surtout celle fomentée par la Tatmadaw, a atteint un niveau génocidaire en 2017.67

Suivant cette logique, le retour actuel des combats dans l’Arakan n’est pas de bon augure pour les populations, notamment pour les Rohingyas.

Retour des combats, une nouvelle couche d’incertitude

(© DMG Newsroom )

Un nombre grandissant d’organisations armées sont actuellement actives dans la province d’Arakan. C’est encore le cas de l’ARSA, maintenant en compétition avec la Rohingya Solidarity Organization (RSO), et le récent retour de l’AA dans la province. Toutes ces organisations ont un piètre bilan en matière de droits de la personne. Les cas d’abduction, d’extorsion et de violences diverses envers les civils sont fréquents.8

D’un autre côté, l’offensive massive de l’AA en territoire arakanais, ayant débuté en novembre 2023, est caractérisée par le succès de ce groupe rebelle. La situation sur le terrain est marquée par la déroute de l’armée nationale. Selon un communiqué de l’Arakan Army, une dizaine de villes de la province sont passées aux mains de l’AA, dont Buthidaung le 18 mai 2024.9 Les combats sont loin d’être terminés : l’AA s’approche rapidement de la capitale régionale de Sittwe.10

Afin d’affaiblir le soutien aux groupes armés, la Tatmadaw utilise de nouveau la violence envers ces populations : déplacements forcés de civils vers des zones de combats11, fermeture des voies d’approvisionnement pour affamer les civils12, bombardements indiscriminés notamment dans la ville de Ramree13, recrutement forcé de Rohingyas14, et incitation à la violence des bouddhistes envers les musulmans15, pour ne nommer que quelques exemples. Selon la commission de l’ONU pour les droits de la personne, des dizaines de milliers de déplacés supplémentaires ont dû quitter leurs foyers à cause des combats dans le nord de la province pendant les deux dernières semaines du mois de mai, dont au moins 4 000 seraient des Rohingyas.16 Ces déplacements affligent une fois de plus un peuple déjà doublement discriminé.

La situation n’est pas prête de s’améliorer pour les civils arakanais. Il est difficile de prévoir combien de temps dureront encore les combats. La Junte, même affaiblie, pose une menace considérable pour les civils, particulièrement à cause de ses bombardements aériens. D’autre part, il n’est pas garanti que le sort des Rohingyas s’améliorera à court terme si l’opposition l’emporte. Les questions de citoyenneté et de haine ethnique, entre autres, ne pourront pas être immédiatement réglées par une victoire militaire. La littérature scientifique sur les guerres civiles aide à comprendre les déterminants de la violence que vivent les civils du Myanmar, mais ce champ de recherche laisse aussi une certaine neurasthénie chez les chercheurs face aux situations terribles vécues par les populations de ce pays. Il reste impératif d’essayer de rationaliser les déterminants de la violence, même celles barbares, pour mieux y réagir et répondre aux besoins humanitaires des populations.

Références :

  1. Boisseau du Rocher, Sophie, 2018. « Rohingya : une sortie de crise est-elle possible? » in Politique étrangère, 4(1), 124-125; Uddin, Nasir, “Understanding the Rohingya Crisis,” ↩︎
  2. Kalyvas, Stathis N., 2006. The logic of violence in civil war. Cambridge: Cambridge University Press. 26-27 ↩︎
  3. Uddin, Nasir, 2023. “Understanding the Rohingya Crisis,” East-West Center, 623(1), En ligne: https://www.eastwestcenter.org/publications/understanding-rohingya-crisis (Page consultée le 12 juin 2024) ↩︎
  4. Selth, Andrew, 2018. « Myanmar’s Armed Forces and the Rohingya Crisis », United States Institute of Peace, 12 ↩︎
  5. Boisseau du Rocher, Sophie, 2018. « Rohingya : une sortie de crise est-elle possible? » ↩︎
  6. Cour internationale de justice, 16 novembre 2023. « Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar) », Cour internationale de justice, En ligne : https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/178/178-20231116-pre-01-00-fr.pdf (Page consultée le 12 juin 2024) ↩︎
  7. Olney, Jessica et Ali Ahmed, 8 mai 2024. “Rohingya Face Fresh Uncertainty in Myanmar,” United States Institute of Peace, En ligne : https://www.usip.org/publications/2024/05/rohingya-face-fresh-uncertainty-myanmar (Page consultée le 12 juin 2024) ↩︎
  8. Olney, Jessica et Ali Ahmed, “Rohingya Face Fresh Uncertainty in Myanmar” ↩︎
  9. Myanmar Peace Monitor, 19 mai 2024. « AA controls ten township », in Myanmar Peace Monitor, En ligne: https://mmpeacemonitor.org/327887/aa-controls-ten-townships/ (Page consultée le 12 juin 2024) ↩︎
  10. The Irrawaddy, 11 juin 2024. « Myanmar Junta Forcing Villagers Into Sittwe as ‘Human Shields’ for City », in The Irrawaddy, En ligne: https://www.irrawaddy.com/news/ethnic-issues/myanmar-junta-forcing-villagers-into-sittwe-as-human-shields-for-city.html (Page consultée le 12 juin 2024) ↩︎
  11. Ibid. ↩︎
  12. Olney, Jessica et Ali Ahmed, “Rohingya Face Fresh Uncertainty in Myanmar” ↩︎
  13. The Irrawaddy, 14 février 2024. « Arakan Army : Myanmar Junta Trying to Destroy Ramree »,  in The Irrawaddy, En ligne: https://www.irrawaddy.com/news/burma/arakan-army-myanmar-junta-trying-to-destroy-ramree.html (Page consultée le 12 juin 2024) ↩︎
  14. Head, Jonathan et BBC Burmese, 7 avril 2024. « Myanmar’s army massacred Rohingyas. Now it wants their help », in BBC, En ligne: https://www.bbc.com/news/world-asia-68730994 (Page consultée le 12 juin 2024) ↩︎
  15. Thit, Nayt, 14 mai 2024. “As It Loses Control of Rakhine, Myanmar Junta Resorts to Stroking Religious Hatred”,  in The Irrawaddy, En ligne: https://www.irrawaddy.com/opinion/analysis/as-it-loses-control-of-rakhine-myanmar-junta-resorts-to-stoking-religious-hatred.html (Page consultée le 12 juin 2024) ↩︎
  16. OHCHR, 24 mai 2024. “Myanmar : Growing human rights crisis in Rakhine state,” OHCHR, En ligne: https://www.ohchr.org/en/press-briefing-notes/2024/05/myanmar-growing-human-rights-crisis-rakhine-state (Page consultée le 12 juin 2024) ↩︎