Essentiels: retour sur la table ronde

Mardi 14 mars, l’ODPC a diffusé le documentaire Essentiels qui s’en est suivi d’une table ronde sur la question des travailleurs temporaires au Québec. Catherine Xhardez, Professeure au Département de science politique de l’Université de Montréal, Eugénie Depatie-Pelletier, Directrice générale de l’Association pour les droits des travailleuses.rs de maison et de ferme, ainsi que Sarah Champagne, journaliste au Devoir et scénariste du documentaire, ont participé à la discussion.

Le documentaire Essentiels retrace le parcours des demandeurs d’asile et des travailleurs temporaires au Québec. Ces personnes en situation de précarité permettent à l’économie québécoise de tourner, en acceptant des emplois dans des secteurs difficiles, tels que l’agriculture ou la santé. Secteurs où les conditions de travail précaires, la recrudescence d’horaires atypiques et la faible rémunération découragent les Québécois d’y entreprendre une carrière professionnelle.

 Pourtant, bien que le confort des Québécois repose sur l’effort de ces travailleurs immigrants, très peu en sont conscients. Ce documentaire réalisé par Picbois Productions et diffusé sur Télé-Québec nous embarque dans le quotidien de ces personnes. Parfois émouvantes, parfois révoltantes, ces images ne laissent personne indifférent. Plusieurs questions y sont abordées, dont celle des permis fermés des travailleurs temporaires (voir encadré ci-dessous).

Essentiels apporte des éléments intéressants au débat public, à l’heure où l’on constate une baisse importante de l’immigration permanente au profit du Programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET). Cette hausse de recrutement des travailleurs migrants temporaires, venant principalement du Mexique et du Guatemala, offre autant aux entreprises familiales qu’aux fermes industrielles dans les régions du Québec une plus grande flexibilité et permet de rationaliser les coûts liés à la main-d’œuvre. En revanche, cette tendance incarne également une dynamique de pouvoir inégale qui propulse les migrants mexicains et guatémaltèques dans des secteurs d’emploi précaire.

Retrouvez ci-dessous un résumé des échanges dirigés et transcrits par Luca Solai.

CX : Catherine Xhardez / ED : Eugénie Depatie-Pelletier / SC : Sarah Champagne

Madame Xhardez, quel est votre regard sur ce que vous venez de voir ?

Je suis contente que ce documentaire existe, ça permet de mettre un visage sur ces histoires. C’est quelque chose de difficile à montrer mais également à voir. Ça nous amène aussi au constat comme quoi on ne peut pas parler d’immigration au Québec sans mentionner l’immigration temporaire.

Madame Depatie-Pelletier, en rentrant dans la salle vous disiez que vous pensiez avoir tout vu, mais que ce documentaire a apporté de nouvelles choses au débat. Qu’est-ce qui vous a marqué en le revoyant ?

La partie caméra cachée est intéressante, car l’on ne voit pas cela souvent. Ayant fait de la recherche sur le terrain, je suis consciente que c’est complexe d’obtenir la confiance des travailleurs. C’est là que le travail de l’équipe de production est remarquable. Aussi, et j’ai beau le savoir et avoir écrit des papiers sur le sujet, mais à chaque fois que j’entends quelque chose comme « en 9 ans je n’ai vu mes enfants que 3 mois », je me rappelle pourquoi je me lève tous les matins.

Madame Champagne, vous avez participé à la production du documentaire, qu’est-ce qui vous a marqué pendant son élaboration ?

D’une part, c’était de trouver les personnes et de voir comment la caméra fige les gens, c’était difficile pour eux de passer devant la caméra. Un point que j’ai trouvé intéressant, c’est de comprendre le pouvoir de la télé. On a reçu beaucoup de messages à la suite du documentaire et on a aussi compris que des politiciens ont été touché par ce travail.

Au début du documentaire, il y a cette phrase prononcée par la narratrice : « Je me demande si, ici au Québec, on est conscients que notre confort repose sur des immigrants, qui viennent travailler, mais que l’on ne laisse pas s’installer ». Je vous pose la même question, est-ce que vous estimez qu’on en est conscients ?

ED : De mon côté, je m’en suis rendu compte lorsque j’étais encore étudiante et que je rentrais d’un voyage à l’étranger. Et pour moi le plus gros problème se trouve dans l’interdiction de changer d’employeur. C’est important de pouvoir démissionner et de dire « je vais en face ».  C’est pour cela que l’on (Association pour les droits des travailleuses.rs de maison et de ferme) lance actuellement un recours constitutionnel pour lutter contre ces permis fermés. C’est trop pour moi. En tant que Québécoise, je trouve que ça ne passe pas. On va aller parler avec les juges, cela va être une longue aventure, mais nécessaire.

Le permis fermé: l’instrument qui va à l’encontre des droits fondamentaux Les permis fermés du Québec sont des permis de travail pour les travailleurs étrangers temporaires qui sont liés à un employeur spécifique. Cela signifie que le travailleur étranger ne peut travailler que pour l’employeur qui a parrainé sa demande de permis de travail fermé. Ces permis sont souvent utilisés pour des emplois temporaires et saisonniers dans des industries telles que l’agriculture, la construction et l’hôtellerie. Cependant, avec le temps, ces permis prennent de plus en plus la forme de contrats sur un ou deux ans. Les travailleurs étrangers sous permis fermé ne peuvent pas changer d’employeur sans obtenir l’autorisation du gouvernement et leur permis peut être annulé si l’employeur décide de ne plus les employer. Les permis fermés sont une source de controverse car ils limitent la mobilité des travailleurs étrangers temporaires et les rendent vulnérables à l’exploitation de la part de leur employeur.

SC : Dans le documentaire on voit que le ministre de l’Immigration de l’époque, Jean Boulet, commet une erreur lorsqu’il parle du processus par lequel passe les travailleurs temporaires. Mais ce n’est pas une erreur du même type que lorsqu’il a dit lors d’une conférence de presse : « 80% des immigrants s’en vont à Montréal, ne parlent pas français et qu’ils n’adhèrent pas aux valeurs de la société québécoise ». Ce n’est même pas une erreur, car c’était un discours écrit et préparé.

ED : Il a d’ailleurs récemment dit que la dignité et l’équité des travailleurs étrangers comptent pour lui. C’est ironique.

SC : Je trouve que ça montre qu’il voit que le public s’intéresse à la question et qu’il est obligé d’y répondre, même si ce qu’il répond n’est pas adapté. On ne peut pas non plus blâmer les personnes qui n’en sont pas conscientes de ce souci ou qui ne s’en rendent compte que maintenant.

CX : Il y a ce livre, Les oiseaux de passage, qui a traité du sujet de la vague migratoire en Europe dans les années 60, où on voit que l’on allait chercher des hommes célibataires pour aider à travailler dans certains secteurs. Et on leur disait qu’ils rentreraient par la suite. Ce système d’exploitation existait déjà, et c’est ce qui est terrible. Cela fait longtemps que ces schémas migratoires sont présents, où l’on demande aux personnes de laisser les enfants et les conjoint.es à la maison. Pendant la pandémie on a pu enfin voir un moment de solidarité collective pour des gens que l’on voyait peu avant. Il y a plus d’éducation par rapport à ces réalités, mais ce qui est difficile c’est que c’est un problème global. Ici on parle du Québec mais c’est le cas dans le reste du Canada à quelques exceptions près.

On voit dans le documentaire que la question du niveau de français est un obstacle important dans le processus de demande de résidence permanente. Est-ce que l’on en fait pas trop sur le niveau de français, et est-ce que ce n’est pas un peu le serpent qui se mord la queue, dans le sens où en leur donnant la résidence permanente, peut-être se sentiraient-ils plus intégrés et seraient vus comme des personnes intégrées ?

SC : C’est une question tellement importante et si délicate. L’immigration touche à la question identitaire au Québec. Les entreprises ont pour intérêt d’avoir des personnes qui travaillent dans leurs usines, fermes, et certains nous disaient lors du tournage que cela serait bien que les travailleurs temporaires puissent avoir la résidence permanente. Bien que certains ont changé de discours après que l’on soit passé chez eux dans le cadre du documentaire.

ED : J’ai échangé récemment avec un ami qui parle français quasiment depuis qu’il est né et qui a passé le test. Il m’a clairement fait comprendre que le ¾ des Québécois n’aurait pas réussi. C’est difficile, le test oral est fait avec des accents que l’on entend rarement et le test est fait en France. La CAQ a fait cette réforme dans le programme d’expérience québécoise, balayant de la main les francophones travaillant dans les secteurs agricoles par exemple en leur disant d’une certaine manière : « Toutes les personnes travaillant dans des secteurs demandant moins de qualifications ne peuvent plus demander leur résidence permanente au Québec ». Quand cela est arrivé, avec notre Association on a monté un dossier pour contester cela en se basant sur un article de la Charte québécoise interdisant cette forme de discrimination.  Et on s’est rendu compte que même en faisant tomber cette exclusion, il y avait encore la condition du français. Et aller contester devant un tribunal cette exigence du français c’est une autre histoire encore. C’est trop gros pour nous. Le dernier point que je voulais mentionner, c’est quand j’ai dit à Christine Fréchette, ministre de l’Immigration, que le problème c’est surtout le fait que les employeurs font trop travailler les travailleurs temporaires et qu’ils n’ont pas le temps d’apprendre le français. Elle a eu l’humilité de ne pas contredire.

CX : La langue est un consensus à l’Assemblée nationale. Tous les partis politique québécois défendent la langue comme vecteur d’intégration. On ressent que c’est quelque chose qui n’est pas négociable. On voit que les politiques publiques sont faites pour savoir qui est-ce que l’on va chercher pour être un travailleur temporaire ici. Ce qui est dommage pour la langue, c’est que l’on perd la richesse du multilinguisme qui est passée sous silence par les recensements. Aussi, la CAQ donne beaucoup d’argent à la francisation. Les cours de français ont été ouverts aux travailleurs temporaires mais on voit dans le documentaire que les conditions d’accès à ces cours ne sont pas toujours bonnes.

Documentaire. Québec. 2023. 52 minutes. Version française.

Animation et recherche : Sonia Djelidi, Sarah Champagne

Réalisation : Ky Vy Le Duc

Scénarisation : Sarah Champagne, Ky Vy Le Duc

Production : Marie-Pierre Corriveau, Karine Dubois (Picbois Productions)

Diffusion : Télé-Québec