Tête-à-tête avec François Crépeau: L’éternelle question migratoire

Photo: Charles Krupa Archives Associated Press

L’Observatoire des droits de la personne du Cérium lance sa nouvelle rubrique « Tête-à-tête » ! Celle-ci prend la forme d’entretiens avec des personnes travaillant de près ou de loin dans le domaine des droits humains. Pour ce premier épisode, nous accueillons François Crépeau directeur scientifique fondateur du Cérium et actuellement professeur titulaire à la Faculté de droit de l’Université McGill. Il fut titulaire de la Chaire Hans et Tamar Oppenheimer en droit international public de 2009 à 2022, et directeur du Centre sur les droits de la personne et le pluralisme juridique de McGill entre 2015 et 2020. François Crépeau a aussi été Rapporteur spécial des Nations Unies pour les droits de l’homme des migrants de 2011 à 2017.

Le Chemin Roxham est au centre des débats depuis le début de l’année, quel est votre regard sur le sujet ? (L’entretien a été réalisé avec la fermeture du Chemin Roxham)

Fermer le chemin de Roxham ne sert à rien, car leur arrivée se fait dans l’ordre grâce à leur enregistrement. Si l’on ferme Roxham, tout cela continuera mais dans le désordre. Les passages se feront dans la clandestinité, ils ne seront pas bien accueillis, on ne saura pas qui rentre, cela réduira le nombre temporairement mais pas durablement.

Il y a deux raisons qui expliquent le passage des migrants. On parle souvent d’une de ces raisons, qui est le fait qu’ils doivent partir de chez eux pour des raisons de violence ou de pauvreté. Mais on oublie la deuxième : il y a une demande de notre côté. Nous avons, partout dans le monde, des millions d’employeurs qui sont prêts à les employer et à les exploiter.

Quel est le principal problème de ces employeurs ?

On ne les réprime pas. Les inspecteurs du travail, souvent, font la chasse aux migrants. Ils ne cherchent pas à protéger les travailleurs ou à s’occuper de leur statut migratoire.

Au Canada, on a des centaines de milliers d’employeurs qui exploitent des migrants. Nos ministres et nos gouvernements le savent, mais ne veulent pas que cela change, car si l’on doit appliquer le code du travail à tous les travailleurs provenant de flux migratoires, 80% des fermes du Québec devraient mettre la clé sous la porte, sans parler de l’hôtellerie, des soins ou encore de la restauration. Tous ces domaines économiques impossibles à délocaliser seraient touchés. Pour réduire les coûts du travail, on importe les conditions de travail du sud vers le nord. On va donc précariser les gens, et ceux que l’on peut précariser, sont ceux qui ont le statut de migrant.

N’est-pas un calcul plutôt qu’une vraie volonté quand un ministre de l’Immigration annonce qu’il va essayer de fermer les frontières ?

En fait, soit on les laisse rentrer clandestinement, car on ne peut pas fermer les frontières, et on le sait très bien qu’on ne peut pas les fermer, car le ministre de l’Immigration se mettrait à dos le ministre de l’Agriculture par exemple, qui a besoin de ces personnes pour faire tourner son secteur. Mais faire ce genre d’annonce plaît à la population et réprime les migrants. De cette manière, on les enfonce dans la clandestinité et on les met à la merci de ceux qui les exploitent. Et ça commence par les passeurs à la frontière, les recruteurs ou les prêteurs d’argent qui « aident » à financer le passage des migrants.

En fait, on crée une zone de précarité construite, pour être sûrs que ces migrants peuvent être exploités pour réduire les coûts du travail dans de nombreux secteurs économiques. Cela est vrai au Canada, aux États-Unis, en Europe mais c’est aussi vrai en Malaisie ou en Afrique du Sud. Tous les pays qui attirent de l’immigration font partie de ce phénomène.

Il y a donc un problème de représentativité ?

Les politiques migratoires sont faites par des non-migrants, les politiciens, pour des non-migrants, leur électorat. Les migrants ne participent pas au débat. On ne les invite pas à dire ce qu’ils pensent. Or, dans nos systèmes politiques, si l’on veut attirer l’attention des politiciens, il faut être actif dans la sphère politique. Les femmes, les ouvriers ou encore les autochtones le savent. On ne se voit jamais donner ses droits par la majorité sur un plateau d’argent : il faut se battre pour les obtenir.

Le premier combat des femmes est le droit de vote. Et malgré cela, il a fallu attendre trois quart de siècle après le droit de vote pour voir le mouvement Me Too se développer. Les migrants n’ont même pas encore ce droit de vote. Et en plus on cherche à s’assurer que leur situation de précarité ne change pas pour qu’ils ne puissent pas manifester ou prendre part au débat.

Cela ne veut pas dire que ce sont des victimes sans agentivité. Ils ont une agentivité considérable, mais elle ne peut pas être publique. On a reproduit ce système en créant des mécanismes de migration de travail temporaire dans lesquels ils travaillent pour un employeur unique qui a sa main sur le cou du migrant : il peut le menacer de rentrer dans son pays s’ils n’acceptent pas les conditions. Nous avons créé un système de précarité pour exploiter ces gens-là.

Est-ce que les États sont prêts à accepter le surcroît en coûts de l’emploi pour supprimer l’exploitation ?

Aujourd’hui aucun État n’est prêt à faire cela. L’exploitation des migrants est commode et a pris la place de l’exploitation des ouvriers industriels. On a toujours eu cela.

Les statuts migratoires exercent une influence considérable sur le comportement des migrants. Les travailleuses domestiques à domicile qui habitaient chez leur employeur, participaient à un programme qui au bout de trois ans leur fournissant la résidence permanente. Ce programme a été abusé par les employeurs. On doit chercher à avoir un marché du travail, où les conditions de travail sont bonnes et ne font pas que lors d’un changement de statut, les employés migrants quittent leur travail. L’exemple des travailleuses domestiques est flagrant. A peine elles recevaient la résidence permanente qu’elles quittaient leur emploi pour travailler dans des institutions de santé. Les conditions y étaient meilleures.

En fait, le gros problème est qu’à cause des conditions de travail, ils ne se syndiquent pas. Pourtant, si l’on regarde le nombre de gens qui pourraient aller se plaindre, notre système judiciaire exploserait. On parle de 10 millions de clandestins aux États-Unis.

A un moment donné, il va falloir reconnaître que ces gens sont des travailleurs et doivent être traités comme tel. On doit appliquer les mêmes règles à tous les travailleurs. Mais tant que l’on est dans un système de précarité construite, nous allons subventionner des milieux clandestins et criminels.

Quand Legault dit qu’il va fermer le chemin Roxham, il dit d’une certaine manière qu’il va fournir un marché aux trafiquants de migrants clandestins. Ils vont devoir emprunter CAD 5000 pour payer ces passeurs alors que cet argent pourrait leur permettre d’arriver dans de meilleures conditions au Québec.

Archives AP, Charles Krupa

Que faut-il faire alors ?

Prenons l’exemple de l’alcool. Avec la SAQ, 95% du marché de l’alcool est contrôlé. Cela évite la contrebande. C’est ce que l’on doit viser. En ce moment on a des centaines de milliers de travailleurs clandestins qui sont exploités. Cela subventionne des marchés clandestins criminels. C’est se tirer une balle dans le pied. Il faut une stratégie à long-terme et les États le savent car cela est écrit sur papier et a été signé lors du Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières adopté à Marrakech en 2018. Il est nécessaire de régulariser les migrants, de leur fournir les services publics, quel que soit leur statut migratoire. Mais tout cela coûte cher. Il faut donc augmenter les coûts de production et sûrement les subventions au secteur de l’agriculture par exemple pour ne pas avoir trop d’impact sur le consommateur. Et cela doit se faire progressivement en mettant en place de la planification stratégique de la mobilité à long-terme. On a besoin de changements structurels. Or, les États utilisent cette forme de planification pour tous les domaines sauf la mobilité. Au Canada, on planifie cela sur trois ans. Jamais on ne se pose la question de quelle population devrait avoir le Québec en 2060. Aucun débat ne s’ouvre à ce sujet.

On exploite systématiquement les gens qui ont moins de capital social, et il faut que cela change. Cependant, ça ne viendra pas des citoyens, car ils profitent de ce système structurel. Le changement ne peut venir que des États, qui actuellement font tout le contraire de ce qu’ils ont signé à Marrakech.

Une autre chose qui pourrait marcher à long-terme, c’est le droit de vote pour les migrants. Toute personne vivant au Québec depuis trois ans devrait pouvoir voter. On a détaché les droits sociaux de la nationalité pour les attacher à la résidence. On devrait faire pareil avec le droit de vote. Pourquoi un Canadien qui habite en Chine depuis vingt ans peut voter par correspondance alors qu’un travailleur migrant qui est ici depuis 10 ans n’a pas le droit. Le slogan de la Tea Party de Boston prend son sens ici : « No taxation without representation ! ». On doit leur donner le droit de parole. Mais il faut être réaliste, ce n’est pas pour demain.

Le Canadien est-il mobilisable sur la question migratoire ?

Ni les citoyens, ni les politiciens ne vont chercher à leur donner le droit de vote. Le politicien ne veut pas leur donner un outil qu’ils pourraient utiliser contre lui. Les citoyens ne vont pas le faire non plus. La partie de l’électorat qui est mobilisable sur la question migratoire ne dépasse pas les 10% en général. Et cet électorat est généralement anti-immigration. La grande majorité des électeurs ne votent pas par rapport aux politiques migratoires. La santé, l’éducation ou l’environnement passent avant dans la tête des citoyens. Le Canada est un peu différent des autres, car il a un électorat mobilisable pro-immigration. Nous acceptons, sans trop de débats, qu’il y aura un demi-million de nouveaux résidents permanents dans deux ans.

Qu’est-ce qui explique cette différence entre le Canada et les autres?

Cela est accepté au Canada car cela a été très progressif. Depuis 1980, on n’a pas arrêté d’augmenter le nombre de nouveaux résidents. Le côté planification stratégique progressive est une bonne manière de faire avancer les choses.

A l’automne dernier, le gouvernement canadien a annoncé, discrètement, vouloir régulariser 500’000 clandestins. Quel est votre regard sur cette annonce ?

Déjà, cela veut dire qu’il y en a au moins le double. Mais ce ne sont que des estimations, car contrairement aux États-Unis, il n’y a pas de statistiques sur la migration clandestine. Là-bas, le recensement sert à distribuer les subventions aux États et aux villes. A chaque recensement, il y a de grandes campagnes pour permettre d’augmenter les subventions. Ces données ne sont évidemment pas données aux autorités et cela crée un pare-feu qui permet de faire des estimations précises. Au Canada on ne veut pas faire cela. Sans statistique c’est plus facile, car pas de compte à rendre pour le gouvernement.

Aujourd’hui, trop souvent, le migrant est associé à la criminalité ou à l’illégalité. Est-ce que selon vous, la vision erronée du migrant qu’à la société peut-elle être modifiée ?

Oui et non. La criminalité associée au monde clandestin est le fruit de politiques gouvernementales, comme c’était le cas lors de l’époque de la prohibition. La War on drugs a plus que jamais renforcé les cartels. Alors qu’en légalisant certaines drogues, on retirerait l’argent des mains de ces cartels, comme cela a été fait au Québec avec la SQDC. Pourquoi ne pas faire la même chose avec la mobilité ? la criminalité est associée aux migrants, mais on peut changer notre conception. Comme cela a été le cas avec la cause féministe. On peut changer la conception sociale, mais pour moi leur donner le droit de vote est fondamentale pour réaliser ce changement.

C’est aussi une question de génération. Mes grands-parents n’envisageaient pas le divorce, celle de mes parents a démocratisé le divorce. La génération de mes parents ne concevait pas le mariage gay, la mienne l’a démocratisé. Ma génération n’envisage pas l’intégration des migrants, mais j’ai l’impression que la jeunesse urbaine ne supportera pas leur discrimination.

Propos recueillis par Luca Solai