Protest under Duress: l’activisme en contexte de recul démocratique (1 de 3)

Image : Mansifestation en Thailande contre la junte militaire du Myanmar. (©Reuters)

Premier essai d’une nouvelle série d’essais sur le militantisme des droits de la personne et ressac démocratique. Alors que le recul démocratique gagne du terrain en Asie du Sud-Est, cet essai explore les manifestations variées de ce phénomène et ses impacts sur l’activisme. Rédigé par les membres de la CLE Roméo Dallaire sur les conflits et la paix durable et de l’ Observatoire des droits de la personne du CÉRIUM Alexandre Lord, étudiant à la maîtrise en science politique à l’Université Laval, et Laurence Déry, candidate au doctorat en études internationales à l’Université Laval, cet essai s’inscrit dans le cadre d’un atelier organisé par la Chaire Roméo Dallaire les 30 et 31 octobre 2024. À travers une analyse des trajectoires politiques dans des démocraties populistes (Philippines, Indonésie), des régimes militaires (Thaïlande, Myanmar) et des régimes autoritaires à parti unique (Vietnam, Hong Kong), les auteurs examinent la détérioration des institutions démocratiques et les stratégies des activistes face à des environnements répressifs. Ce premier volet d’une série en trois parties offre un éclairage essentiel sur les défis auxquels sont confrontés les défenseurs de la démocratie dans des contextes toujours plus incertains.

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Le 30 et 31 octobre 2024, la Chaire de Leadership en enseignement Roméo Dallaire sur les conflits et la paix durable (CLERD) a organisé un atelier intitulé Protest under Duress: Human Rights Activism and Democratic Backsliding in Asia. Cet évènement, animé par les professeurs Alexandre Pelletier (Université Laval) et Meredith Weiss (State University of New York at Albany), a rassemblé des experts des mouvements sociaux en Asie du Sud-Est pour explorer une question centrale : comment les activistes perçoivent, interprètent et s’adaptent-ils aux environnements marqués par un recul démocratique ?

Ce premier article d’une série de trois s’intéresse au concept de recul démocratique à travers ses manifestations spécifiques en Asie du Sud-Est. Il pose les bases pour le deuxième article de la série, qui s’intéressera à la manière dont les activistes perçoivent l’évolution des structures d’opportunité. Plus précisément, il sera question d’examiner comment les perceptions des activistes influencent leur évaluation des risques de devenir la cible de répression étatique. La série sera conclue par le troisième article, qui présentera des stratégies mobilisées par les activistes en réponse à des contextes de recul démocratique.

Le recul démocratique, un concept pluridimensionnel

Depuis 2005, plusieurs rapports internationaux documentent et mesurent l’effritement des institutions démocratiques ainsi que le retour marqué de l’autoritarisme (Freedom House, 2024; V-dem Institute, 2024; The Economist Intelligence Unit, 2024). Un article pionnier sur cette thématique, On Democratic Backsliding de Nancy Bormeo, propose une définition du recul démocratique : « At its most basic, it denotes the state-led debilitation or elimination of any of the political institutions that sustain an existing democracy (Bormeo, 2016:5). » Bormeo met l’accent sur le rôle central des dirigeants dans la détérioration des fondations institutionnelles des États démocratiques. Cependant, plusieurs auteurs, tels que Kasuya et Tan (2024), ont soutenu que ce processus de recul peut également se produire au sein des régimes autocratiques, illustrant ainsi que l’érosion démocratique n’est pas limitée aux démocraties établies.

L’étude des reculs démocratiques est particulièrement pertinente en Asie du Sud-Est, en raison de la coexistence de régimes démocratiques et autocratiques au sein de la région. Les pays étudiés dans cet atelier ont tous expérimenté des transformations, plus ou moins rapides, de leur paysage politique, quel que soit le type de régime en place.  Néanmoins, la nature, la rapidité et l’ampleur de ces changements varient considérablement d’un pays à l’autre. Ainsi, les sous-sections suivantes offrent un aperçu des évolutions politiques observées aux Philippines, en Indonésie, en Thaïlande, au Myanmar, au Vietnam, et Hong Kong.

Les Philippines et Indonésie: leaders populistes et légitimité populaire

Les Philippines et l’Indonésie, les deux régimes démocratiques les plus établis de la région, ont connu un recul démocratique similaire à la suite de l’élection de dirigeants populistes. Ces leaders, bénéficiant d’une légitimité populaire incontestable, ont pu restreindre progressivement l’espace public, déstabilisant par le fait même la capacité d’action des activistes.

Dans le cas spécifique des Philippines, l’impopularité de l’élite oligarchique a ouvert la voie à l’entrée en politique d’un outsider, Rodrigo Duterte, qui a promu un agenda illibéral et anti-institution. Sa campagne électorale a mis l’accent sur la lutte radicale contre la drogue, légitimant des actions violentes et des politiques de sécurisation. Ces politiques répressives ont été élargies de manière incrémentale, visant directement les partisans de la gauche, les communistes et les activistes s’opposant aux politiques étatiques. En conséquence, l’espace politique s’est considérablement restreint pour les activistes et les organisations de la société civile (Thompson 2022).

En ce qui concerne l’Indonésie, bien que le président Joko Widodo (Jokowi) soit également qualifié de populiste, les fondements de sa légitimité populaire sont tout à fait différents. En effet, sa légitimité repose essentiellement sur son projet développementaliste. Plus précisément, son gouvernement priorise la croissance économique, qu’il utilise simultanément comme justification à la dérégulation et la désinstitutionnalisation (Warburton, 2016: 298). Ce n’est toutefois qu’en 2019 que le tournant autoritaire de Jokowi se concrétise véritablement. Il a profité de sa réélection pour restreindre l’espace social contestataire en instaurant des lois visant spécifiquement les organisations de la société civile (Fossati, 2024: 622).

Thaïlande et Myanmar: coups d’État militaires

La Thaïlande et le Myanmar se distinguent par l’implication marquée des militaires dans la sphère politique. D’une part, la politique thaïlandaise a connu treize coups d’État réussis et neuf tentatives depuis 1932 (The Jakarta Post, 2023). D’autre part, le Myanmar a été marqué par la longévité de ses juntes militaires, qui ont dominé le pays à quelques reprises (1962-1988; 1989-2010; 2021-) (Bertrand, Pelletier et Thawnghmung, 2022). Cet engagement militaire a de profondes implications sur les dynamiques des mouvements sociaux dans ces deux pays. Plus spécifiquement, ces situations représentent des bouleversements majeurs dans la structure d’opportunité, menant à une période d’incertitude prononcée chez les activistes. Des activités auparavant tolérées ou légales peuvent soudainement être prohibées. Cette incertitude se manifeste dans les tentatives des activistes, par essais et erreurs, de redécouvrir les « lignes rouges » imposées par le nouveau régime. Dans les deux cas, les manifestations peuvent passer d’un répertoire d’action pacifique à violent, en fonction de la répression étatique. Le coût d’opportunité devient si élevé pour les manifestants qu’ils sont contraints d’innover dans leurs moyens de pression afin d’assurer la survie de leur mouvement.

En Thaïlande, la junte militaire a tenu le pouvoir exceptionnellement longtemps, soit près de 9 ans entre 2014 et 2023. Le régime a particulièrement été sous pression en 2020 et 2021, où les jeunes Thai ont décidé de prendre la rue pour revendiquer le retour de la démocratie. Dans ce cas, les manifestations massives ont débuté six ans après le coup lorsque la junte tentait de supprimer certains droits et libertés constitutionnels (New Mandala, 2021).

Au Myanmar, la population, s’étant habituée aux droits et libertés obtenus pendant l’interlude démocratique, est sortie en masse pour critiquer le coup d’État en février 2021. La junte militaire a rapidement eu recours à la violence indiscriminée, ce qui a poussé de nombreux militants à se radicaliser et à rejoindre les périphéries pour s’engager dans la lutte violente aux côtés des armées ethniques (USIP, 2021). Aujourd’hui, il est possible de qualifier la lutte populaire d’insurrection populaire (Chambers et Cheesman, 2024).

Vietnam et Hong Kong: recul au sein de régimes à partie unique

Les régimes autoritaires de parti unique donnent souvent une impression de stabilité et de répression constante. Cette perception, cependant, est fallacieuse : les changements de leadership peuvent profondément altérer les structures d’opportunité pour les activistes. En fonction des priorités de la faction détenant le pouvoir au sein du parti unique, le régime peut être plus ou moins ouvert à tolérer les mouvements de contestation populaires. Ce phénomène a été particulièrement visible en Chine et au Vietnam, illustrant ainsi un type de déclin que l’on peut qualifier de recul intraparti unique.

Dans le cas de la Chine, les priorités du Parti communiste étaient axées autour des enjeux économiques depuis la prise de pouvoir de Deng Xiaoping à la suite de la mort de Mao en 1976. Jusqu’en 2012, bien que le régime était autoritaire, un certain espace de contestation existait. La rupture survient en 2012 avec la nomination de Xi Jinping comme Secrétaire général du Parti communiste chinois et président de la République en 2013. Cette nomination a été accompagnée d’une nouvelle posture domestique. Au niveau de la politique domestique, Xi Jinping a restreint les droits des minorités ethniques en Chine au profit d’une homogénéisation autour de l’identité Han (Lintner, 2021: 177). Cette politique s’est traduite par la création de camps d’internement dans la province du Xinjiang, perpétrant un génocide sur les populations ouïghoures (Human Rights Watch, 2021). Au niveau de Hong Kong, le Parti communiste s’est affairé à réintégrer cette ville autonome sous l’autorité centrale chinoise, supprimant le principe « un État, deux systèmes ».

Dans le cas du Vietnam, le Parti communiste vietnamien a mis l’accent sur le développement économique après les réformes du Đổi mới de 1986 (Maleski, 2021). Progressivement, le régime a commencé à tolérer certains mouvements sociaux, particulièrement sous le mandat de Nguyen Tan Dung comme Premier ministre, entre 2006 et 2016 (Nguyen et Nguyen, 2023). Cette décennie a même été nommée la décennie des centaines de fleurs fleurissantes en référence à la grande quantité d’organisations de la société civile ayant été fondée pendant cette période (Wells-Dang, 2014). Une jonction critique survient en 2016 à la suite de la nomination de Nguyen Phu Trong au douzième congrès du Parti communiste vietnamien. Dès lors, l’espace public devient de moins en moins accessible (Nguyen et Nguyen, 2023).

Conclusion: réinventer la résistance

Face à ces environnements incertains et en constantes mutations, comment les activistes s’ajustent-ils à ces différents contextes de recul? L’incertitude des contextes politiques, par leur évolution rapide, crée des obstacles considérables à l’activisme. En effet, le recul démocratique redéfinit les limites tacites entre les activistes et l’État, rendant flou ce qui est désormais toléré ou strictement interdit par les forces de l’ordre en matière d’action sociale. Cette incertitude complique la création des répertoires d’actions des activistes, où ces derniers doivent s’adapter par essai et erreur afin de naviguer les nouvelles lignes rouges de l’État.

Dans le deuxième article de cette série de trois, il sera question de la manière dont les activistes perçoivent les structures d’opportunité, tandis que le troisième se concentrera sur leurs stratégies de résistance face aux pressions politiques. En somme, cette série fait valoir que, même dans les régimes en recul, l’activisme demeure une force résiliente et adaptable.

Références

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Image : Membres de l’atelier de la Chaire de leadership en enseignement Roméo Dallaire